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Page:Goethe - Faust, traduit par Albert Stapfer, 1828.djvu/16

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à dire, il faut qu'ils s'amusent. Le suffrage d'un honnête homme est, ce me semble, déjà quelque chose. D'ailleurs celui qui sait parler un langage convenable, n'a rien à redouter des caprices du peuple; au contraire, plus le cercle est nombreux, plus il est certain de l'émouvoir. Soyez beau tant que vous voulez, et montrez-vous original; que chez vous l'imagination se déploie avec tout son cortége de raison, d'esprit, de sentiment, de passion; mais, prenez-y bien garde, jamais sans un grain de folie.

LE DIRECTEUR. Surtout faites la part un peu large; que les événements se pressent. Pourquoi vient-on pour voir : on veut voir à toute force. Qu'il y ait donc beaucoup à voir, afin de faire ouvrir de grand yeux à la foule; et votre cause est gagnée, et vous êtes un homme adorable. Ce n'est que par la masse, que vous agirez sur la masse; car, enfin, chacun cherchant quelque chose qui lui convienne, celui qui apporte beaucoup, apportera à chacun quelque chose; et nul ne sortira mécontent de la salle. Donnez votre pièce en petite monnaie, elle aura un débit plus sût et plus prompt. Qu'elle se décompose, aussi facilement qu'elle fut composée. A quoi bon produire un tout compact? Le public vous le plumera comme un gæi.

LE POÈTE Vous ne sentez pas tout ce qu'il y a de vulgaire dans un pareil métier, combien le véritable artiste y répugne! Le barbouillage de ces messieurs est, je le vois, dans votre méthode.

LE DIRECTEUR. Ce reproche ne m'atteint pas. Un ouvrier qui songe à bien travailler, doit acheter le meilleur outil possible : songez donc, vous, que vous avez du bois mou à fendre, et voyez quels sont ceux pour qui vous écrivez. Pendant que l'ennui nous amène celui-là, celui-ci sort d'un repas splendide où il s'en est mis jusqu'au gosier; et ce qu'il y a de pis encore, plus d'un vient d'achever la lecture des gazettes. On se hâte d'entrer chez nous, distrait comme pour une mascarade; et la curiosité seule donne des ailes aux plus tardifs : les belles dames se couvrent de parures, et jouent leur rôle gratis... Que diantre rêvez-vous sur votre Parnasse? En quoi peut vous inspirer une salle garnie de monde? Eh! regardez de près nos mécènes. Ils sont, les uns blasés, les autres à moitié ours : l'un, après le spectacle, s'attend à une partie de jeu, l'autre à une nuit de plaisir dans les bras de sa maîtresse. Y pensez-vous, pauvres fous, d'aller prostituer à ces gens-là les chastes Muses? Je vous le répète, donnez-leur en de toute couleur et de toute qualité : ainsi vous ne manquerez jamais votre but. Cherchez à intriguer les hommes; les contenter est trop difficile..... Mais qu'est-ce qui vous prend? Extase? douleur?

LE POÈTE. Va loin d'ici chercher un autre esclave..... Que pour ton bon plaisir le poète déshonore son plus beau titre! qu'il renonce au droit sacré dont la nature l'a investi!... Par quelle puissance émeut-il les ames? par quelles puissance bouleverse-t-il les éléments? N'est-ce point à l'aide de l'accord parfait qui règne en lui-même, et qui oblige l'univers à se reconstruire au fond de son propre cœur? Pendant que la Nature, tournant son fuseau d'une main insouciante, démêle, en se jouant, les fils éternels de toute existence, pendant que la foule tumultueuse des êtres se presse.