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Page:Goethe - Les Affinités électives, Charpentier, 1844.djvu/100

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jours et partout à voir nos espérances déçues. Les enfants ne deviennent jamais ce qu’ils promettaient de devenir, les jeunes gens fort rarement ; et s’ils restent fidèles à eux-mêmes, le monde les trahit.

Charlotte s’applaudit de voir enfin la conversation prendre une autre tournure, et elle répondit gaîment :

— Ce que vous venez de dire, cher Comte, prouve que nous ne saurions nous accoutumer trop tôt à nous contenter d’un bonheur imparfait qui nous arrive par pièces et par morceaux.

— Cela vous est plus facile qu’à tout autre, car vous et votre mari vous avez eu de brillantes années, on vous appelait le plus beau couple de la cour. Quand vous dansiez ensemble, on ne regardait que vous, tandis que vous vous miriez l’un dans l’autre ; et chacun se répétait tout bas : Il ne voit qu’elle ! elle ne voit que lui ! Édouard a manqué de persévérance, je l’en ai souvent blâmé, car je suis sûr que ses parents auraient fini par céder. Dix années de bonheur perdu, perdu ! par sa propre faute, certes, il y a là de quoi se repentir !

— Charlotte n’est pas tout-à-fait exempte de reproches, ajouta la Baronne. Je conviens qu’elle aimait Édouard de tout son cœur ; mais, pour exciter sa jalousie sans doute, ses regards s’arrêtaient parfois sur un autre. Elle poussait cette manie bien loin ; tourmenter son amant était pour elle un bonheur. Ils ont eu des moments d’orage pendant lesquels il a été très-facile de décider le pauvre Édouard à former un autre lien, afin de se séparer à jamais de celle qui se faisait un jeu de ses souffrances.

Édouard remercia la Baronne par un signe de tête, elle feignit de ne pas s’en apercevoir, et continua d’un air gracieux :