Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/101

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Le soleil dardait à travers la fenêtre droit sur ses yeux, et les mouches qui, de nuit, dormaient comme figées sur les murs et au plafond, vinrent toutes à l’envi fondre sur lui. L’une élut domicile sur ses lèvres et y fit jouer sa pompe, une autre, au passage de l’haleine, une autre encore, dans le creux de l’oreille ; une quatrième fit rage pour se frayer un chemin sous sa paupière ; la main du dormeur, sans qu’il eût conscience de ses mouvements, en persécuta une, justement celle qu’intriguait le souffle à double courant du nez, et c’est dans la narine de droite qu’il la prit et qu’elle perdit la vie bien jeune encore peut-être ; mais le lieu où se passa son agonie est tellement délicat dans l’homme qu’il résulta ici de son introduction un fort éternument dont l’explosion soudaine réveilla l’homme en chassant à dix pas l’insecte plus imprudent que coupable. Le dormeur ouvrit de fort grands yeux, embrassant toute la chambre d’un regard, se rappela… et en même temps il s’aperçut que, quant aux tableaux appendus, ce n’étaient pas tous des oiseaux ; il y avait là aussi le portrait de Koutoûsof en lithographie coloriée, et un portrait à l’huile d’un vieillard en uniforme à revers rouges, de la coupe des temps de l’empereur Paul. La pendule de nouveau siffla, renifla, grinça, et se décida enfin à sonner dix heures ; en même temps, à la porte parut un visage de femme qui se retira aussitôt : car Tchitchikof, pour mieux dormir, avait écarté de lui tout voile importun, toute incommode draperie[1].

Dans le premier moment de la confusion d’un réveil si incidenté, tout ce qu’il comprit, c’est que ce visage de femme ne lui était pas inconnu, et il chercha un peu dans sa mémoire, et la mémoire, à son tour réveillée, lui dit que c’était la figure même de la maîtresse de la maison. Il passa une chemise. Son habillement séché et nettoyé se trouvait placé tout à fait sous sa main. Il s’habilla, et, pour

  1. Voir la deuxième période de l’Essai d’une biographie de Gogol, pour des particularités assez bizarres sur une habitude d’un ami de l’auteur, habitude commune à Pouchkine, à Gogol lui-même et à beaucoup de Russes.