Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/118

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copie très-nette sur papier à lettre, et la lui fit dater et signer avec parafe, après quoi il la pria de vouloir bien écrire en grand détail la liste des paysans vendus. Il se trouva que la noble dame ne tenait aucun livre et ne possédait aucun rôle, mais seulement une excellente mémoire ; il dut reprendre la plume et se faire dicter. Quelques paysans avaient des noms qui le surprirent, lui qui n’était pas facile à étonner ; sa surprise venait encore plus des sobriquets, sorte d’excroissances que portaient inséparablement ces noms. À chaque nom, prononcé avec le plus grand sérieux par la dame, il tenait sa plume un moment suspendue et se tournait vers la vieille, dont le visage restait parfaitement impassible, et, voyant cela, il inscrivait. Il fut surtout frappé d’un Pierre Savèlef, fais pas attention, l’auge est là. De sorte qu’il ne put s’empêcher de dire : « En voilà un d’une belle longueur ! » Un autre, à « Ivan Pétrof des Rossignols », avait pour surcroît : Brique à vache. Un troisième s’appelait tout court : la Roue Ivane.

Après avoir tout écrit par primo, secundo, tertio, et fait signer la liste, il promena son nez en l’air, et respira à pleine poitrine un appétissant fumet de quelque chose de frit au beurre.

Une table supplémentaire s’était ajoutée et couverte : il y eut invasion de gens apportant diverses bonnes choses.

« Je vous prie d’accepter un petit déjeuner sans façon, » dit gracieusement la bonne dame.

Tchitchikof, qui venait de fermer et de repousser son nécessaire de voyage, en y logeant les deux papiers frais signés, vit les deux tables se couvrir rapidement de mets dont nous serions embarrassés de donner le menu ; je dirai pourtant, pour l’acquit de ma conscience, comprendra qui pourra, qu’il y eut des gribki, des pirojki, des skorodoumki, des chanichki, des preagli, des blini, des lepechki et pripëki ou fritures de tous les hauts goûts possibles, à l’ail, à l’oignon, au grain de pavot, au lait caillé, à la crème aigrie… Je ne saurais dire ce qui ne parut pas en ce genre sur ces deux tables, rapprochées pour la petite collation de l’aimable visiteur.