Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/129

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ment Sabakévitch, mais aussi Manîlof, et qu’à ses yeux Manîlof était bien plus velicat, probablement plus délicat, plus grand et plus aimable que Sabakévitch. En effet, jugez donc : Manîlof se fait bouillir, cuire au beurre ou rôtir une poule, et en attendant, il s’amuse avec un quartier de veau, puis il tâte d’un foie de mouton, s’il y en a de prêt, et il se borne à goûter de ceci et de cela ; mais Sabakévitch, lui, ne se fait servir qu’une seule viande, mange tout le plat, demande s’il n’y en a pas encore un peu au four… comme si on l’eût fraudé de quelque partie ; et il ne paye jamais que ce qui lui avait été dit du prix de la portion ordinaire.

Comme il conversait de la sorte, tout en expédiant un cochon de lait, et qu’il n’en restait plus qu’une bouchée empalée sur la fourchette brèche-dent, on entendit un bruit d’équipage au pied de la maison. L’hôtesse disparut, la bouchée aussi. Tchitchikof se leva, regarda par la fenêtre et vit, arrêtée devant l’avancée, une légère britchka attelée d’un troïge fringant. Deux hommes descendirent de cette britchka, l’un blond et de haute stature, l’autre brun et de moins haute taille. Le grand blond était en hongroise bleu foncé, le brunet en simple arkhalouk d’une étoffe orientale à raies[1]. Après eux, arrivait d’un pas très-lent une méchante calèche, vieux débris tiré par un méchant quadrige à long poil, à qui le rafraîchissement de l’étrille était jouissance inconnue ; chaque haridelle, bridée de cordes à puits, avait pour licou un collier en loques. Le blond gravit à l’instant l’étroit escalier ; le brun restait au bas à palper quelque objet dans la calle de la britchka, en causant avec son domestique ; et en même temps il faisait des signes à la calèche fantastique qui approchait. Il sembla à Tchitchikof reconnaître cette voix-là, et, pendant qu’il regardait ainsi au dehors, le blond avait tâté à la porte, trouvé le loquet et ouvert. C’était un grand maigre, non pas vieux,

  1. L’arkhalouk à petit collet droit, coupe perpendiculaire à agrafes sur la poitrine, taille bien prise, robe à plis, qui ne descend qu’aux genoux ; la coupe en varie peu. Tous ces costumes sont décrits dans notre édition des Mémoires d’un seigneur russe.