Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/174

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

oreilles et leur en caresser les flancs, ils restaient immobiles et comme pétrifiés. L’intérêt redoublait aux yeux des bons villageois ; il y avait émulation d’activité et de bons conseils ; l’un d’eux paraissait avoir voix prépondérante en de tels incidents ; il cria d’un ton rempli d’autorité : « Çà, voyons, toi, Andréouche, prends au mors le bricolier et le fais avancer, et toi, père Mitiaï, enfourche-moi le timonier ! » Aussitôt le père Mitiaï, qui était un grand maigre à barbe rousse, grimpa sur le timonier, et fit l’effet, les uns disaient d’un clocher de village, d’autres disaient du croc aux seaux, c’est-à-dire de la longue perche, terminée par un crochet, au moyen de laquelle on tire l’eau des puits à la campagne.

Le cocher cingla de quelques petits coups de fouet le flanc de ses bêtes ; mais rien, toujours rien, et le père Mitiaï ne fut d’aucun secours. « Un moment, un moment ! cria le grand ordonnateur piqué au jeu, toi, père Mitiaï, passe-moi lestement une jambe sur le bricolier, car voici, justement à point, l’oncle Miniaï qui va m’enfourcher le timonier, et vous verrez la fête ! » L’oncle Miniaï, grand, gros gaillard à larges épaules et à barbe noire de jais, à bedaine rebondie comme un samovar monstre qui serait destiné à préparer la décoction bouillante de miel et réglisse[1] pour tout un marché transi de froid, l’oncle Miniaï, disons-nous, se mit très-volontiers à califourchon sur le timonier, qui fléchit presque jusqu’à terre sous le fardeau.

« À présent ça ira, crièrent les moujiks.

— Fouaille-moi, fouaille-moi vertement l’Isabeau, cocher ! dit l’ordonnateur villageois, et pique même ce drôle qui est fort comme le roc et qui se permet de rager sur place comme le coramora[2]… Ah ! je… »

Mais, voyant que le poids du cavalier et le fouet et les cris rétablissaient l’immobilité au lieu de produire le mou-

  1. Boisson moins chère que le thé ; on la nomme sbîtenne. Le thé est pour le menu peuple et pour une foule de grands établissements un objet trop dispendieux ; c'est le sbîtenne qui en tient lieu.
  2. Le coramora est un grand cousin échassier, long et grêle ; il lui arrive d’entrer étourdîment dans une chambre et d’aller se poser isolé-