Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/190

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

épargner aux greffes et aux chancelleries un nombre infini d’affaires minutieuses, et au fond assez inutiles, et au mécanisme gouvernemental, par lui-même déjà si compliqué, un fâcheux rouage de plus… (Sabakévitch écoutait toujours, sans rien changer à sa pose d’écoutant) ; et que cette mesure, malgré ses raisons d’être irrécusables, était souvent onéreuse pour beaucoup de propriétaires terriens, en les obligeant à payer l’impôt pour des morts comme pour des vivants, et que lui Tchitchikof, par considération personnelle pour lui, Sabakévitch, ne ferait pas difficulté de prendre sur lui cette charge réellement pesante.

On conçoit qu’en touchant ici le vif de la question, Tchitchikof s’expliqua avec une grande circonspection ; il évita le terme d’âmes mortes, et dit : âmes non existantes.

Sabakévitch écouta jusqu’au bout toute cette introduction, toujours la tête penchée en avant, et sans que sur son visage il fût possible d’entrevoir une pensée, un mouvement. Il semblait que, dans ce corps impassible, il n’y eût point d’âme, ou que, s’il y en avait une, comme c’était le cas, elle ne fût nullement là où elle devait être, mais, comme dans l’immortel Kostcheï[1], couverte d’une couche si épaisse, que tout ce qui pouvait chez elle s’agiter au fond ne produisait pas le plus léger mouvement à la surface.

« Ainsi ?… ajouta interrogativement Tchitchikof, qui attendait non sans un certain émoi un mot de réponse.

— Il vous faut des âmes mortes ? dit Sabakévitch d’un air tout aussi simple que s’il se fût agi de blé ou de fagots.

  1. Kastcheï (voir Ouchakof, mythol. slav.), dont Gogol fait koscheï, tout osseux, était une divinité slavonne mâle, aussi redoutable au beau sexe que Baba Iagha l’était aux jouvenceaux. Ces deux êtres fantastiques, grands ennemis entre eux, avaient des autels, et l’on y sacrifiait. Que de sacrifices l’homme ne fait-il pas à la peur ! Kastcheï était représenté comme un grand corps fort maigre, aux allures lubriques, enlevant les jeunes femmes et les filles qui se laissaient surprendre par lui in naturalibus n’importe en quel lieu, et les rendant bientôt à la prière des intéressés ; mais devenues à son contact lascives, fantasques et malades, comme l’était en général la pauvre âme humaine sur toute la terre avant le christianisme.