Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/215

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une ménagère ne se rase pas, et cet être douteux se rasait, rarement, il est vrai, mais enfin il avait barbe au menton, barbe drue, barbe comparable aux étrilles en fil de fer dont on fait usage dans les écuries. Tchitchikof, donnant à sa figure une expression interrogative, attendait impatiemment que cet homme s’expliquât ; cet homme, de son côté, attendait que Tchitchikof lui adressât la parole. Ce fut, en effet, ce dernier qui, pour en finir de cette situation peu récréative, prit le parti de dire à cet inculte subalterne, à ce grivois mal-appris : « Eh bien ! le maître est-il à la maison ? dis-moi.

— Le maître est ici, répondit le prétendu subalterne.

— Et où est-il donc ?

— Ah çà, êtes-vous aveugle ? qui interrogez-vous ? qui demandez-vous ?… le maître ?… eh bien ! c’est moi qui suis le maître ! »

Ici notre héros recula involontairement de deux pas et regarda avec une grande attention le personnage. Il lui était arrivé dans la vie de voir bien des sortes de gens, même des gens tels que, peut-être, il n’arrivera ni à mon lecteur ni à moi d’en jamais voir, mais il n’en avait pas vu un seul de cette apparence. Son visage ne présentait toutefois rien de particulier : il avait de l’analogie avec le commun des vieillards maigres ; seulement son menton avait une saillie si prodigieuse que, pour ne pas cracher dessus, il devait à tous coups le couvrir de son mouchoir ; ses petits yeux n’étaient pas encore éteints, et, au contraire, ils se montraient très-éveillés sous l’ombrage d’épais sourcils, comme les souris quand, avançant hors de leurs sombres retraites leurs fins museaux, l’oreille au guet, la moustache agitée, elles regardent s’il n’y a pas là en embuscade, soit un chat, soit un vaurien d’enfant, et que, soupçonneuses, elles flairent attentivement l’atmosphère du lieu.

Ce qui était beaucoup plus remarquable que la figure de ce gentilhomme, c’était son costume. Il n’y avait aucun moyen de deviner de quelle étoffe pouvait avoir été faite originairement la souquenille qui couvrait ses membres décharnés ; les manches et le dos étaient tellement graisseux