Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/236

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il viendrait encore un peu à son secours en lui donnant de ses fugitifs… sans doute… une bagatelle, si peu, si peu qu’il avait conscience d’en parler.

« Mais enfin, combien ? dites ; combien m’en donneriez-vous ? dit Pluchkine avec ces crispations de doigts familières à l’avidité appréhensive des enfants d’Israël.

— Vingt-cinq kopecks par âme.

— Au comptant ?

— Au comptant.

— Vous considérerez la misère où je suis, et vous m’en donnerez quarante.

— Mon cher monsieur, ce n’est ni vingt-cinq ni quarante kopecks, mais bien cinq cents beaux roubles de chaque âme que je voudrais vous donner ; et je les payerais à l’heure même avec plaisir, parce que je ne puis tolérer de voir souffrir un bon et sage vieillard, victime de son excellent cœur.

— Oui, Dieu m’en est témoin, c’est bien ça, dit Pluchkine en penchant la tête sur sa poitrine et la hochant d’un air d’innocence persécutée ; oui, trop de bonté, voilà mon histoire.

— Vous voyez bien, monsieur, que j’ai tout d’abord compris votre caractère ; et, par conséquent, pourquoi ne vous donnerais-je pas cinq cents roubles pour chacune de vos âmes perdues ? Mais… je n’ai point de fortune, moi, je veux bien encore ajouter cinq kopecks, de sorte que chaque âme me reviendra à trente ; c’est tout ce que je puis faire pour vous.

— Eh bien, monsieur, allons, vous ajouterez deux kopecks.

— Va pour trente-deux kopecks, et soyez content. Vous avez dit soixante-dix fugitifs ?

— Il y en a en tout soixante et dix-huit.

— Soixante et dix-huit ? soixante et dix-huit âmes à trente-deux kopecks… » Ici notre héros s’arrêta à peine une seconde et dit tout de suite : « C’est vingt-quatre roubles quatre-vingt-seize kopecks » ; il était très-fort en arithmétique.