Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/238

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ma lettre au président ; oui, oui, qu’il la lise, il sera content de voir que je me suis souvenu d’un vieil ami, nous avons mangé la ratatouille au même plat… Hé, hé, hé ! »

Puis ce vivant fantôme, cet étrange petit vieillard ratatiné, accompagna son hôte à travers sa cour jusqu’à la porte cochère, qu’il fit fermer à la minute même où la britchka eut franchi le seuil, et il alla parcourir tous ses magasins pour voir s’il trouverait bien à leurs postes dans les recoins du clos tous ses gardes de nuit, prêts à frapper, avec de mauvaises pelles de bois, sur de vieilles tonnes vides, suspendues en guise de tarabats[1] en fer de fonte ; ensuite il passa à la cuisine où, sous prétexte de voir par lui-même si les gens sont bien nourris, il se bourra de chou aigre et de gruau, et, après leur avoir à tous lavé la tête énergiquement, en les accusant de le voler et de faire mauvaise vie, il regagna sa chambre. Là, resté seul, il eut, par extraordinaire, une bonne pensée, celle de récompenser notre héros de sa magnanimité réellement sans exemple.

« Je lui ferai présent, pensa-t-il, d’une montre… une vraie montre, une montre d’argent, et non pas de zinc ou de cuivre jaune. Elle est dérangée, il la fera raccommoder, c’est un homme encore jeune, je veux qu’il ait une montre pour aller faire sa cour à sa promise. Mais non, ajouta-t-il après un moment de réflexion, plutôt je la lui laisserai après ma mort, par testament, pour qu’il garde bon souvenir de moi. »

Notre héros, qui ignorait ces intentions généreuses de Pluchkine, s’éloignait dans la plus charmante disposition d’esprit. L’acquisition inespérée qu’il venait de faire était pour lui un véritable cadeau de grande importance. En effet, il venait d’opérer un immense coup de filet, non-seulement sur des morts, mais encore sur des

  1. Tarabat : planchette sur laquelle frappent les veilleurs de nuit dans les campagnes. Il s’en fait en fer, en cuivre, en verre et en bois dur. Le tarabat avertit les voleurs que la propriété est bien gardée, et les maîtres, que les veilleurs sont à leur poste. (Voir nos Mémoires d’un seigneur russe sur ce mode d'appel originaire de l'Orient, et employé en guise de cloches à Jérusalem).