Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/318

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vrez, ouvrez vite, ou la porte va être jetée à bas ! » Que me direz-vous de cela ? Un joli monsieur, n’est-ce pas, celui qui agit comme cela ?

— Oui, bien ; mais cette dame Korobotchka est donc jeune, jolie, quoi ?

— Très-vieille et très-laide.

— Bravo, bravo ! Ainsi, il s’en prend aux vieilles. Eh bien, elles ont bon goût, nos belles d’ici, et il est mignon, l’oiseau dont elles sont toutes coiffées !

— Eh non, Anna Grigorievna, ce n’est pas du tout ce que vous supposez. Représentez-vous seulement que Tchitchikof, armé de pied en cap comme Rinaldo Rinaldini, lui apparaît comme une vision et lui dit d’une voix creuse : « Vous allez me vendre toutes vos âmes mortes. » La Korobotchka, comme de juste, lui répond : « Je ne peux pas vous les vendre, puisqu’elles sont mortes. — Elles ne sont pas mortes ; c’est d’ailleurs mon affaire à moi de savoir si elles sont mortes ou pas mortes, la vôtre est de me les céder ; elles ne sont pas mortes pour moi ; finissons-en ! !… » Bref, il fit chez la dame un esclandre épouvantable ; tout le village accourut au bruit : les enfants piaulent, les hommes murmurent, les femmes braillent, on ne s’entend plus ; c’était une horreur. Vous jugez si je tremblais en écoutant ce récit : « Ah ! ma chère maîtresse, me dit Marie, voyez, voyez dans la glace comme vous êtes pâle. — Bon, j’ai bien le temps de me regarder ! il faut que j’aille raconter cela à Anna Grigorievna. » Et vite j’ai fait atteler. Le cocher me demande où il faut mener, et moi je ne puis lui rien dire et je le regarde comme une insensée ; vraiment il a dû un moment me croire folle. Vous ne vous faites pas une idée de l’agitation où j’étais.

— C’est bien étrange, dit Charmante ; vendre… acheter des âmes mortes !… est-ce faire un pacte avec le diable ? Au fait, c’est la seconde fois aujourd’hui que j’entends parler de ces âmes mortes ; mon mari m’a conté les paroles de Nozdref au bal, et il a beau dire qu’il n’est qu’un hâbleur, je tiens moi, qu’il y a là quelque chose.

— Figurez-vous ma position en entendant raconter la