Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/321

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— Eh bien ! permettez… mais écoutez-moi… écoutez, je suis prête à prier tout ce que vous voudrez, je consens à perdre mes enfants, mon mari, tout mon bien, si elle met une touche, une parcelle, une ombre d’un fard quelconque sur sa figure !

— Que dites-vous donc, Sophie Ivanovna ? dit Charmante en frappant d’une main dans l’autre.

— Vraiment, vous êtes singulière, Anna Grigorievna, et vous m’étonnez, » dit Gentille en imitant le geste de son interlocutrice et en la regardant avec un air de stupeur.

Le lecteur ne trouvera pas sans doute bien extraordinaire que les deux dames aient une pareille discussion au sujet d’une personne qu’elles ont vue face à face, l’une et l’autre, à la même heure ; il ne saurait ignorer qu’il y a, en effet, dans le monde, des choses qui ont la propriété de paraître à telle dame d’un beau blanc de céruse, et à telle autre, rouge groseille ou carmin.

« Tenez, encore une preuve qu’elle est très-pâle, poursuivit Gentille ; je me souviens que je me suis penchée vers Manîlof et lui ai dit : « Mais voyez donc comme cette petite est blafarde ! En vérité, il faut que nos maris aient bien peu de goût pour se coiffer d’un minois si fade. » Et notre beau, notre beau… Ah ! qu’il m’a paru déplaisant ! non, vous n’avez pas d’idée à quel point il m’a déplu.

— Il s’est pourtant trouvé là bien des dames à qui il ne semblait pas être indifférent.

— À moi ? à moi ? Non, Anna Grigorievna, vous ne pouvez dire cela de moi ; jamais, jamais, je vous prie de le croire !

— Je ne parle pas de vous ; il n’y avait pas que vous de dame au bal.

— Jamais ! jamais ! permettez-moi de vous dire que je me connais. Après cela, pensez ainsi, si vous le voulez, de certaines prudes qui en public font les inabordables.

— Pardon, Sophie Ivanovna, à votre tour vous me permettrez de vous faire observer que jamais chez moi personne n’a eu à relever aucun scandale ; d’autres en ont