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CHANT X.

LE DÉNOÛMENT PAR LA FUGUE DU HÉROS.


Les employés se réunissent chez le maître de police. — Ils se livrent à de nouvelles conjectures sur Tchitchikof. — Des ordres sont arrivés de rechercher des faux-monnayeurs et des brigands. — Tchitchikof ne serait-il pas le capitaine Kopeïkine ? — Naïveté de cette supposition, Kopeïkine n’ayant qu’un bras et qu’une jambe. — Mais ne serait-il pas Napoléon échappé de Sainte-Hélène ? — Ou ne serait-ce pas bien plutôt l’antechrist, objet de graves préoccupations populaires à une époque où le mysticisme était de mode jusque dans les plus hautes régions de la société ? — On ne croit jamais un mot de ce que dit Nozdref. N’importe, il est encore en ville, on l’envoie inviter, on le questionne, il déblatère, et le cénacle tremble. — Nozdref, en sortant de là, court à l’auberge de Tchitchikof, dont il espère soutirer une bonne somme d’argent, en mettant sur le compte des habitants tous les propos qu’il vient de tenir lui-même, enchérissant sur les plus absurdes et les plus horripilants. — Tchitchikof, alarmé, prend le parti de quitter la ville le lendemain de cette fâcheuse visite ; il veut que sa britchka soit prête dès l’aurore ; il donne ses ordres en conséquence et se met au lit. — Pendant qu’il repose innocemment, les propos de Nozdref font leur chemin et les dames, plus éveillées que jamais, colportent de maison en maison leur découverte que notre héros est faux-monnayeur, chef d’une troupe de brigands redoutables, espion de police, polygame ; qu’il vient, avec l’aide de Nozdref, qui n’en disconvient pas, d’enlever la fille du gouverneur, et que le prêtre de tel village les a mariés dans les formes pour soixante-quinze roubles. — Séliphane paraît fort contrarié de l’ordre d’être prêt au départ pour l’aube du jour.


Réunis au nombre de six ou sept chez le maître de police, fonctionnaire bien connu des lecteurs comme père et bienfaiteur de la ville[1], les employés, en se regardant les

  1. Le lecteur français pourrait ne pas se rendre compte de cette persistance de Gogol dans l’emploi répété de cette double qualification appliquée à un édile qui donnait sans cesse chez lui, sans bourse délier, des repas de Gargantua aux dépens de ses justiciables ; nous devons donc expliquer qu’en Russie les mots de père et de bienfaiteur sont prodigués par les faibles aux puissants en proportion du mal que ceux-là pourraient avoir à souffrir directement de ceux-ci. C’est juste-