Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/343

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cellerie même du général-gouverneur ?… » Deux minutes après il disait : « Au reste, qui sait ? ce qu’il est, personne n’a cela écrit sur son front pour que nous puissions le lire. » Un troisième émit très-timidement la conjecture que ce pourrait bien être un brigand… Mais on ne lui laissa la faculté ni d’aller plus avant ni de battre en retraite, et tous se récrièrent à la fois contre cette demi-supposition : « Car enfin, disaient-ils à l’envi, il a, dans son extérieur, quelque chose de très-doux, de très-honorable, et rien, rien dans tout son langage qui trahisse l’habitude de la perversité et de la turbulence. » Tout à coup le directeur de la poste, qui était seul resté plongé dans une sorte de rêverie particulière, étendit la main devant lui et s’écria, par l’effet, soit de l’inspiration d’une lumière subite, ou de toute autre cause mystérieuse :

« Ne savez-vous pas qui c’est, messieurs ? »

Sa voix, en prononçant ces simples mots, eut une vibration si émouvante qu’elle les fit tous simultanément répondre à son cri par ce cri :

« Voyons ! voyons ! dites ?

— Tchitchikof, messieurs, n’est autre que le capitaine Kopeïkine ! »

Et comme à ce mot les assistants demandèrent tout d’une voix ce que c’était que le capitaine Kopeïkine, le directeur de la poste dit :

« Vous ne savez pas ce que c’est que le capitaine Kopeïkine ?

Tous répondirent qu’ils ignoraient jusqu’au nom du capitaine Kopeïkine.

« Le capitaine Kopeïkine, reprit le directeur de la poste en n’ouvrant sa tabatière que juste pour le passage de ses doigts, de peur de voir s’y plonger par surprise les doigts de ses voisins, dont la propreté lui semblait suspecte… le capitaine Kopeïkine, proféra-t-il tout en humant délicieusement sa prise, si l’on savait bien son histoire, ferait, je le crois du moins, le sujet très-intéressant d’un poëme entier : il ne lui manque que l’écrivain, mais je dis un écrivain qui sache son métier. »