Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/351

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indiquer moi-même un domicile. Messieurs, appelez un feltiègre[1] pour qu’il accompagne monsieur où vous savez ! »

« Aussitôt un feltiègre parut vers la porte d’entrée ; c’était un gaillard de deux mètres de haut, et des mains, des bras de roulier. En cinq minutes de temps, le papier était écrit, le capitaine installé sur le chariot et le feltiègre à côté de lui.

« Voilà, se dit Kopeïkine, un voyage où je n’aurai point, Dieu merci, de relais à payer, et j’ai une escorte encore comme un vrai prince… C’est bien, c’est bien ; oh ! l’Excellence prétend que c’est à moi de chercher les moyens de vivre dans l’aisance ; il faut avoir égard à ce conseil, et ces moyens, bon, je les trouverai, ou je ne suis pas Kopeïkine. »

« Le chariot dévorait l’espace ; combien de jours, combien de nuits et jusqu’où ils allèrent ainsi, l’histoire ne le dit pas ; mais ce qu’on affirme, c’est qu’il ne s’était pas écoulé deux mois, que les bois de Reazan étaient infestés par une bande d’affreux brigands, et le chef de cette bande, mon cher monsieur, n’était autre que le cap…

— Un moment ! je t’ai laissé aller, mais c’est plus qu’assez, Ivan Andréïtch, dit avec une certaine impatience le maître de police ; songe que ton capitaine Kopeïkine avait une jambe de bois et le bras droit amputé… qu’il soit chef de brigands, soit, mais quel rapport avec Tchitchikof ! »

Ici le conteur jeta un cri retentissant et se donna à lui-même un grand coup du plat de la main sur le front en se traitant, devant son public, de veau et de bourrique ; il ne pouvait comprendre comment cette circonstance ne l’avait pas frappé dès les premiers mots du récit, et avoua qu’on

  1. Un feltiègre, de l’allemand feldjeger, courrier de cabinet. Les feltiègres russes sont assez souvent employés à accompagner côte à côte sur de hautes charrettes de poste des personnes, n’importe de quel rang, qui se sont conduites de manière à mériter qu’on leur assigne pour un temps plus ou moins long une résidence où ils auront tout loisir de réfléchir à ce qu’ils ont dit et fait d’irrégulier et d’injuste. Si l’on abusait naguère de cet usage en Russie, c’est que la presse n’avait pas encore la liberté dont elle jouit aujourd'hui.