Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/363

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homme mal éveillé et hors d’état de décider s’il y avait en lui-même affaiblissement d’esprit, ou si messieurs les fonctionnaires avaient tous perdu la tête, si tout cela était songe et hallucination, ou faits et réalités. Il était déjà à peu près nuit close quand il rentra à son auberge, dont il était sorti si gai et si heureux. Il se fit apporter, par désœuvrement, une bouilloire de thé qu’il se versa d’un œil fixe et rêveur, donnant carrière aux pensées que suggérait l’étrangeté de sa position, quand tout à coup sa porte s’ouvrit à l’improviste ; sans se faire annoncer, parut devant lui Nozdref, qui de but en blanc dit avec sa volubilité ordinaire et en jetant sa casquette sur l’appui de la fenêtre :

« Pour un ami deux lieues ne sont pas une distance, dit le proverbe, et douze marches d’escalier encore moins, n’est-ce pas ? Je passe, je vois de la lumière chez toi ; bon, me suis-je dit, il ne dort pas, je monte. Çà ! dis-moi donc que j’ai bien fait. Ah ! du thé ! comme cela vient à propos ; j’ai mangé à dîner Dieu sait quelles horreurs, et je sens que mon estomac se soulève ; voilà justement un verre. Fais-moi bourrer ta pipe… Eh bien ! où donc est ta pipe ?

— Je ne fume pas, dit sèchement Tchitchikof.

— C’est vrai, tu es un dameret, toi, une vraie poule mouillée que l’on prend pour un homme. Hé ! Vakhraméï ! arrive ici, hé !

— Mon domestique ne s’appelle pas Vakhraméï, mais Pétrouchka !

— Vraiment ? mais alors qu’as-tu donc fait de ton Vakhraméï ?

— Je n’ai jamais eu de Vakhraméï à mon service.

— Oui, oui, c’est Dérébine qui a un Vakhraméï. Figure-toi quel bonheur il a eu, ce farceur de Dérébine : sa tante s’est brouillée avec son fils à elle, parce qu’il venait d’épouser une simple paysanne, et elle a légué tout son bien au beau neveu qui maintenant a un crédit… Ah ! qu’il me faudrait une tante comme ça à moi ! Çà ! toi, frère, voyons que deviens-tu ? On ne te voit plus