Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/42

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nos grands seigneurs, touristes de distinction et amateurs passionnés des beaux-arts, qui en auront peut-être fait l’acquisition en Italie, d’après le conseil des courriers qu’ils prennent pour guides et directeurs dans leurs voyages.

Le monsieur jeta sa casquette sur une table et se désentortilla le cou d’une longue écharpe de laine bariolée comme celles que les femmes tricotent pour leurs maris, à qui elles enseignent la manière de s’en servir ; quant à messieurs les célibataires, ils en portent aussi, mais je ne puis dire de qui ils les tiennent ; pour ma part, le ciel m’est témoin que je n’en ai jamais fait usage.

Le monsieur donc, ainsi décoiffé, mis à l’aise, et aéré, ordonna, sans s’expliquer autrement, qu’on lui servît à dîner. Pendant qu’on lui apportait plusieurs plats, de ces plats qu’on trouve dans toutes les auberges, premièrement la soupe aux choux fermentés, avec accompagnement, sur une assiette à part, du pâté feuilleté, tenu en réserve des semaines entières pour l’appétit connu de messieurs les voyageurs ; puis de la cervelle rissolée, flanquée de petits pois, des saucisses sur un lit de choucroute, poularde rôtie et concombres, soit baignant dans la saumure, soit frais et servis en salade de tranches fines, et enfin l’éternel gâteau feuilleté à la confiture, toujours à l’étalage, toujours au service des dîneurs. Pendant que le garçon d’auberge présentait à l’inconnu toutes ces choses, les unes réchauffées, les autres froides, celui-ci lui adressait la parole avec affabilité, lui faisant raconter toutes sortes de détails sur l’homme qui auparavant tenait cette hôtellerie, et sur son patron, l’aubergiste actuel ; il demandait, par manière de passe-temps, combien l’établissement lui rapportait, et si ce n’était pas, comme tant de ses confrères, un grand vaurien ; sur quoi le serviteur répond ordinairement : « Oh ! oui, monsieur ! vous avez bien deviné ; c’est un fier gredin ! »

En Russie, maintenant, comme en Europe, il est évident qu’on s’humanise ; et il y a beaucoup de personnes honorables qui ne peuvent manger dans les auberges sans questionner les domestiques, sans échanger même avec eux des propos badins, ou plaisanter sur leur compte.