Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/46

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regarda attentivement une assez jolie dame qui passait sur un trottoir de madriers, suivie d’un petit domestique en livrée de coupe militaire, qui tenait un cabas ou sac de til[1] à la main ; et après avoir jeté un regard autour de lui, comme pour se rappeler bien la disposition des lieux, il s’en retourna à la maison. Il fut soutenu pour la forme par le garçon d’auberge en montant l’escalier qui conduisait à sa chambre. Il prit le thé, puis il s’assit devant une console, se fit donner de la lumière, tira de sa poche l’affiche dont il s’était emparé dans sa promenade, l’avança près de la chandelle, et se mit à lire en fermant à demi l’œil droit. Il n’y avait rien de remarquable dans cette affiche : on donnait un drame de Kotzebue dans lequel M. Poplevine jouait le rôle de Rolla, Mlle Iablova celui de Cora ; les autres personnages étaient moins marquants, et pourtant il en lut toute la liste, et même il lut le prix des places du parterre, et sut que l’affiche avait été imprimée dans la typographie des tribunaux du gouvernement ; puis il la retourna pour voir s’il n’y avait pas quelque chose à lire au verso, mais n’y ayant rien trouvé, il se frotta les yeux, plia l’affiche et la mit dans son nécessaire de voyage, où il avait l’habitude de fourrer tout ce qui lui tombait sous la main. Sa journée fut scellée par une portion de veau froid arrosée d’une boisson aigre-douce, et par un somme rivalisant de bruit avec un grand jeu de pompe, selon l’image usitée dans quelques endroits du vaste empire russe.

Tout le jour suivant fut employé à faire des visites ; le voyageur se mit en devoir d’aller saluer chez eux tous les personnages marquants de la ville. Il se rendit respectueusement chez le gouverneur, qui, comme Tchitchikof, n’était ni gras ni maigre, mais qui portait Sainte-Anne au cou ; il avait même été présenté pour l’étoile[2] ; du reste, c’était un homme tout bonasse, à qui il arrivait quelquefois de broder sur du tulle. Après cela, il alla chez le vice-gouverneur, puis chez le procureur et chez le président de cour, chez le

  1. Fibres d’arbustes, dont on tresse une forte étoffe.
  2. L’étoile est la plaque portée avec le grand cordon de l’ordre.