Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/63

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Les deux amis s’embrassèrent fortement, et Manîlof emmena sa visite dans l’appartement. Malgré le peu de temps qu’ils mettront à traverser l’avancée, l’antichambre, la salle à manger, voyons si nous parviendrons à dire quelque chose du maître de la maison. Mais ici l’auteur doit reconnaître que l’entreprise n’est pas sans difficulté. Il est beaucoup plus facile de représenter des caractères aux grands traits, car alors tout bonnement, on jette la couleur à pleines mains : des yeux noirs pleins de feu, de longs sourcils pendants, un front sillonné de rides profondes, un manteau noir ou braise ardente jeté sur l’épaule… et le portrait est fait. Mais tous ces messieurs si semblables entre eux, tels qu’on en voit chez nous par douzaines, et qui, à les regarder quelque temps, offrent de petites particularités à peine saisissables, ces messieurs sont vraiment tout ce qu’il y a de plus ingrat pour le pauvre artiste condamné à les peindre. Ici on avouera qu’il faut porter la plus grande intensité d’attention, pour faire ressortir devant soi des traits sans relief et presque frustes, et en général il faut, avec de tels originaux, plonger là un regard bien exercé, bien scrutateur, pour trouver quelque chose qui ait ombre de physionomie. Dieu seul peut-être sait quel était le caractère de Manîlof. Il y a une sorte d’hommes qu’on nomme des ni ci ni ça, à la ville Bogdane, au village Séliphane, comme dit le proverbe ; c’est peut-être dans cette classe qu’il faut ranger Manîlof.

Au premier coup d’œil c’est un homme de bonne mine ; les traits de son visage ont de l’agrément, mais dans cet agrément il semblait qu’il eût été mis trop de sucre ; dans ses manières et dans le tour de sa phraséologie coutumière, on sentait le parti pris de faire des connaissances et de passer pour un homme charmant. Son sourire était, voulait être engageant ; sa chevelure était blonde et ses yeux bleu de faïence. Dans la première minute de sa conversation on ne pouvait s’empêcher de dire : « Quel homme agréable et bon ! » Dans la minute suivante on ne disait rien du tout, et, à la troisième on pensait : « Que diable est-ce que cet homme ? » et on s’en