Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/65

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tabac turc. « Oui, oui, ce ne serait pas mal ; ce ne serait pas mal, hum ! »

Quand un de ses paysans venait le trouver et lui disait en se grattant la nuque :

« Maître, permets que j’aille chercher de l’ouvrage afin que je gagne de quoi payer ma redevance.

— Bon, va, » lui répondait-il tout en fumant sa pipe ; et il ne lui venait pas même à l’esprit que cet homme allait se livrer, loin de ses yeux, à ses habitudes invétérées d’ivrognerie.

Quelquefois du haut de son perron, jetant un regard long et fixe sur sa cour, sur la route, et plus loin sur l’étang, il rêvassait à un passage souterrain qui, de la maison, s’étendrait sur tout cet espace, puis il quittait cette idée et passait à celle d’un grand pont en pierre jeté sur l’étang ; sur ce pont seraient à droite et à gauche des bancs où les marchands forains viendraient étaler et débiter les diverses marchandises communes nécessaires aux villageois. Toutes les fois qu’il se représentait ce champ de foire, ses yeux s’humectaient d’attendrissement et sa figure s’animait d’un air de grande satisfaction. Ces embryons d’idées, qu’il donnait volontiers pour des projets à peu près arrêtés, restaient à l’état de songes vagues, mais persistant comme l’idée fixe de celui qui n’a plus d’idées. Il y avait dans son cabinet, sur le bureau, un livre qu’on y a toujours vu et toujours avec un signet à la page 15. Il le lisait constamment depuis plusieurs années, sans avoir pu sortir de ces quatorze premières pages.

Il manquait éternellement quelque chose dans sa maison. Le salon avait son meuble tendu d’une belle étoffe de soie, qui, sûrement, lui avait coûté une somme assez forte ; par malheur l’étoffe avait manqué pour deux fauteuils, qui avaient, en attendant, été couverts de deux nattes de til. Le maître de ce beau meuble ne manquait pas, depuis plusieurs années, d’avertir ses visites de ne pas s’asseoir sur la grosse enveloppe poudreuse de ces sièges, et il disait : « Ce sont deux fauteuils qui ne sont pas prêts. » Dans une autre pièce, il n’y avait pas de meuble du tout, quoi-