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Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/82

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certainement avoir ceux qui s’occupent de négociations importantes, regarda d’un œil plein d’intelligence son interlocuteur ; tous les traits de son visage et la fixité de ses lèvres serrées avaient une expression si profonde, que peut-être ne vit-on jamais rien de comparable que dans la physionomie de quelque diplomate consommé, au moment le plus critique de la plus épineuse négociation.

Mais Tchitchikof affirma du ton simple de la plus naïve sincérité que l’entreprise, affaire ou négociation dont il s’agissait, n’était d’aucune sorte en opposition ni contradiction avec les institutions civiles et les vues ultérieures du gouvernement de l’empire. Il laissa passer deux minutes et ajouta froidement que la couronne n’avait jamais à perdre, mais à gagner à tout mouvement de la propriété réelle ou fictive, et que son intérêt était tout entier dans son papier timbré et sa taxe d’enregistrement.

« Alors vous croyez donc ?…

— Je crois que c’est bien.

— Que c’est bien ?

— Oui.

— Vraiment moi, savez-vous, je n’y vois pas de mal ; du moment que c’est bien, c’est bien. »

Et Manîlof fut rayonnant de se sentir tout calme. Ce que c’est pourtant que les bonnes explications !

« Après cela, du reste, moi, je ne sais pas votre prix… dit Tchitchikof.

— Le prix de quoi ?… oui, voyons, de quoi ? Est-ce que vous croyez que j’irai prendre de l’argent pour des âmes qui, à bien considérer les choses, ont, en mourant, pour ainsi dire cessé de vivre, n’est-ce pas ? Bah ! bah ! s’il vous est venu le caprice, pardon ! la petite fantaisie d’une frime, mettons ; de mon côté, moi, j’ai… la chose de vous donner gratis ce que vous demandez, et, de plus, je prends les frais d’actes et de copie à ma charge. »

L’historien de cette conférence encourrait un grave reproche s’il manquait à dire que l’acquéreur fut intérieurement pénétré d’une bien vive joie à ces bonnes et généreuses paroles de Manîlof. Quelque grave et sensé que fût