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Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 1, trad Charrière, 1859.djvu/99

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« Vous devez au moins connaître Manîlof ? dit Tchitchikof.

— Qu’est-ce que c’est que Manîlof ?

— Un gentilhomme, madame.

— Non, je n’en ai jamais ouï parler ; nous n’avons rien de ce nom-là non plus.

— Quels voisins avez-vous donc ?

— Babrof, Svinnine, Kanapatef, Kharpakine, Frépakine, Pléchânof.

— Riches, pauvres ?

— Des riches ? non, pas de riches ; l’un a vingt, un autre vingt-cinq, vingt-six, un troisième trente et quelques, mettons… mais des seigneurs de cent âmes, par exemple ! non, nous n’en avons pas un seul. »

Tchitchikof, à cette explication, reconnut qu’il était tombé à la lisière du désert.

« Il y a donc bien loin, dit-il, d’ici à la ville ?

— Il y a bien soixante verstes. Mais que je suis donc fâchée de n’avoir pas de quoi vous faire souper ! Voyons, père, ne voudriez-vous pas prendre le thé ?

— Merci, merci, mère ; je n’ai besoin que d’un lit.

— Il est bien vrai qu’après une pareille route il n’y a remède tel qu’un bon somme. Tenez, ce divan fera bien votre affaire, n’est-ce pas ? Hé ! Fétinia, apporte le lit de plumes, des oreillers, des draps et une couverture. Ah ! quel temps, monsieur ! Dieu nous fasse grâce ! et ces coups de tonnerre ! toute la nuit j’ai eu des cierges allumés devant l’image. Eh ! cher monsieur, tu as le dos et tout un côté de crottés et fangeux, comme notre pourceau, sauf respect ! où est-ce donc que tu as bien voulu te souiller comme ça ?

— Je rends encore grâce à Dieu de n’avoir fait que me salir ; je devais bien avoir les côtes enfoncées.

— Ah ! saints du paradis, ce qui arrive pourtant aux hommes ! Mais il faut qu’on te frotte les reins, n’est-ce pas ?

— Merci, merci, ne vous inquiétez de rien ; seulement, dites à votre servante de sécher et de décrotter comme il faut mes habits.