Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/116

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tiques cessèrent de lui témoigner le moindre respect, et, si par hasard il descendait dans la cour, il n’est pas jusqu’aux poules qui venaient lui picoter les talons. Quand, sans penser, il prenait la plume, il traçait pendant des heures entières des palissades de parc, des maisonnettes, des chaumières, des chariots, un attelage de trois chevaux, ou bien il écrivait : Milostiwyi Ghoçoudar ! (Monsieur !) sans oublier le point d’interjection, qui fait en russe une exclamation de la plus calme des apostrophes ; et une fois l’esprit saisi de ce mot, il l’écrivait en bâtarde, en coulée, en anglaise, en grosse et en minute. Mais le plus souvent il oubliait tout ; son crayon, sa plume et son encre, sans qu’il en eût conscience, traçaient le contour d’une petite tête à traits fins, au regard vif et pénétrant, aux cheveux blond cendré relevés en tresses élégantes ; et le dessinateur voyait tout à coup avec stupéfaction l’image de celle dont aucun peintre de portrait n’aurait pu mieux saisir la ressemblance ; et il redevenait encore plus triste, plus silencieux, plus sombre, plus persuadé que le bonheur ici-bas n’est qu’une décevante et sotte chimère.

Tel était l’état de l’âme d’André Ivanovitch Téntëtnikof.

Un jour, au moment où, comme il en avait pris l’habitude, il allait à sa fenêtre, tenant sa pipe dans une main, une tasse de thé dans l’autre, et qu’à son grand étonnement il n’entendait ni Grégori ni la Perfilievna, il remarqua dans sa cour des allées et des venues au lieu de groupes ordinaires. Un marmiton et la laveuse de planchers couraient ouvrir la porte cochère. Aussitôt parurent des chevaux disposés comme ceux qu’on voit prêts à s’envoler de dessus les arcs de triomphe ; un museau à droite, un museau à gauche, un museau au milieu. Au-dessus s’élevaient sur le siége le cocher, et un laquais vêtu d’un ample surtout assujetti à la ceinture par un mouchoir de poche. Derrière eux était assis un monsieur en tonton et en manteau à manches flottantes et à grand collet, le cou entortillé d’une écharpe bariolée. Quand l’équipage fut venu s’arrêter devant le perron, il se trouva que ce n’était qu’une petite britchka sur ressorts. Le monsieur, qui était de fort bonne