Page:Gogol - Les Âmes mortes, tome 2, trad Charrière, 1859.djvu/84

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lédiction qui n’est qu’un cri d’épouvante, puis il regarde bouche béante, mais la trombe a passé, elle fuit, fuit, fuit… mais là-bas, tout là-bas, un nuage de poussière s’élève en spirale, puis fond, se partage et se dissout en vaste draperie qui s’abaisse obliquement sur les bas côtés du chemin. Tout a disparu.

N’es-tu pas ainsi faite, ô Russie, ô mon bien-aimé pays ? ne te sens-tu pas emportée vers l’inconnu comme l’impétueuse troïka, que rien ne saurait atteindre ? sous toi la route fume, les ponts gémissent, tonnent ; tout est dépassé, distancé, débordé. L’observateur s’arrête, frappé de cette divine merveille. N’est-ce pas l’éclair ? N’est-ce pas la foudre lancée du ciel ? Que signifie ce mouvement, sujet d’universelle terreur ? Quelle force mystérieuse, inappréciable, recèlent donc ces coursiers inconnus au monde ? Ah, coursiers, coursiers russes ; quels coursiers, en effet, êtes-vous ! vos crinières sont-elles l’asile favori du tourbillon ? Y a-t-il donc une oreille attentive qui frémisse à chacune de vos fibres ?… Mais ils ont entendu d’en haut un chant connu ; les trois poitrails de bronze se sont tendus, douze pieds nerveux sont partis à la fois d’un même élan, sans presque toucher la terre de leur rapide sabot ; trois coursiers se sont à nos yeux métamorphosés en trois légères parallèles qui fuient confondues en un trait à travers l’atmosphère émue. Elle fuit, la troïka, elle vole toute fulgurante de l’esprit de Dieu… Ô Russie, Russie ! où cours-tu ? dis, réponds-moi ! Elle ne répond pas. La clochette tinte d’un son surnaturel ; l’air scindé, brisé, gronde, tournoie, s’échappe en amples courants ; tout ce qui est sur la terre est traversé au vol… et l’on voit se retirer de biais, se ranger à l’écart et te livrer passage, peuples, royaumes et empires.