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Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome I, 1801.djvu/124

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Comédie.

la belle chose que de voyager ! quel plaisir de changer de pays et de nation ! aujourd’hui ici ; demain là. Voir de magnifiques galas, des cours brillantes, l’activité du commerce, l’affluence du peuple, la richesse des fabriques… que voulez-vous que je fasse maintenant à Londres ?

Artur.

Londres n’est point une ville cependant qui le cède si facilement à d’autres.

Ernold.

Pardon, mon cher ami, mais vous ne savez rien. Vous n’avez point vu Paris, Madrid, Lisbonne Vienne, Rome, Florence, Milan, Venise. Croyez-moi ; vous ne savez rien[1].

Bonfil.

Un voyageur prudent ne déprécie jamais son pays. Voulez-vous du thé ?

Ernold.

Mille graces : j’ai pris du chocolat. On en prend

  1. Ici l’Artur français interrompt brusquement Ernold, et lui dit :

     « Mais sur les bords lointains et du Tage et du Tybre,
    » On est loin de trouver un gouvernement libre.

    Ernold.

    » Ma foi, mes chers amis, pour des hommes sensés,
    » Tous les gouvernemens se ressemblent assez.
    » Nous parlons de police et nous sommes barbares :
    » Qui, d’antiques abus, des préjugés bizarres,
    » Des usurpations qu’on appelle des droits,
    » En abrégé, Mylord, voilà l’esprit des lois.
    » Partout des nations la misère est profonde ;
    » Les prêtres et les rois se partagent le monde,
    » Ils tiennent les honneurs, le pouvoir et l’argent ;
    » Le peuple souffre et rampe, et paye en enrageant :
    » À Londres comme ailleurs, cette peinture est vraie. »

    Rien de plus clair, ni de plus louable sans doute, que l’intention de l’auteur ; et nous aurons lieu plus d’une fois de lui rendre cette justice qu’il n’a laissé passer aucune occasion de développer et d’étendre toutes les maximes d’égalité ou de tolérance religieuse qua lui présentait son sujet, et qui ne pouvaient qu’être indiquées tout au plus dans Goldoni. Nous nous bornerons à observer pour le moment, que les vers qu’on vient de lire sont ce qu’ils devaient être dans la bouche d’Ernold : il y ont eu de la mal-adresse à lui faire dire des choses raisonnables. Il faut convenir que l’on n’a jamais plus complètement déraisonné ; mais c’est Ernold qui parle ; et ce vers terrible,

    Les prétres et les rois se partagent le monde,

    qui indignerait dans toute autre circonstance, fait sourire de pitié, quand c’est Ernold qui le prononce.