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Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome I, 1801.djvu/160

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121
Comédie.

ni l’honneur, ni la loi, en épousant une femme sans nom.

Artur.

Et je vous ai prouvé, moi, qu’il trahissait ses enfans.

Bonfil.

Il n’est pas sûr qu’il en ait.

Artur.

Voudriez-vous mourir sans postérité ?

Bonfil (après avoir réfléchi un moment.)

Non certainement. On ne meurt qu’à moitié, en laissant dans ses fils une image de soi.

Artur.

Vous pouvez donc vous flatter de posséder ce que vous désirez avec tant de raison,

Bonfil.

Quels beaux enfans, quels enfans chéris sortiraient de la vertueuse Paméla !

Artur.

Le sang d’une mère qui n’est pas noble, leur pourrait communiquer des inclinations basses.

Bonfil.

C’est moins le sang que la vertu d’une mère qui agit dans ses enfans.

Artur.

Mylord, êtes-vous décidé à épouser Paméla.

Bonfil.

Mon cœur le désire ; Paméla le mérite : mais je n’en ai pas pris encore la résolution.

Artur[1].

Ah ! ne la prenez point, mon ami. Fermez un

  1. Jamais l’amitié ne parla avec plus de force de chaleur et de sentiment à la fois. Il n’y a pas un trait qui ne porte dans l’ame de Boufil une impression réelle, parce qu’il n’y en a pas un qui ne soit fondé sur la raison, et dicté par une amitié vraie, par un intérêt puissant pour l’honneur de Bonfil. Tous les tableaux que lui présente Artur sont la peinture fidelle des suites d’une pareille mésalliance ; rien d’exagéré, point de vaines déclamations, point de sentences philosophiques sur-tout, point de vœux pour une égalité chimérique, dont l’idée ne pouvait même se trouver dans la tête d’un homme tel qu’Artur.

    Que Bonfil aveuglé, entraîné par une passion violente, et qui trouve, dans sa noblesse, un obstacle éternel à son bonheur, maudisse sans cesse les préjugés du rang, il n’y a rien là qui doive surprendre ; c’est la marche de la nature. Mais qu’Artur, l’homme sage de la pièce, l’homme sans passion, le vrai philosophe enfin, fortifie l’erreur de son ami, en lui présentant des idées qu’il n’est que trop disposé à embrasser, voilà ce qui nous paraît assez difficile à justifier ou qui ne trouve du moins son excuse que dans la nécessité de flatter les idées du moment et de caresser l’opinion du plus grand nombre.

    Voici comme s’exprime l’Artur français :

    Le préjugé des rangs, à parler sans scrupule
    Me semble, comme à vous, injuste et ridicule.
    C’est peut-être un fléau de plus dans l’univers ;
    Et j’en conviendrais, même en la chambre des Pairs,
    Si d’un particulier l’impuissante morale
    Suffisait pour combattre une erreur générale.
    Les hommes sont égaux, mon ami, je le crois :
    Je désire qu’un jour ils rentrent dans leurs droits.
    Je n’ai point de l’orgueil la triste maladie :
    Heureuse, à mon avis, la nation hardie,
    Qui, s’estimant assez pour suivre un plan nouveau
    Remettrait chaque état et chaque homme au niveau !