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Page:Goldoni - Les chefs d'oeuvres dramatiques, trad du Rivier, Tome I, 1801.djvu/78

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Comédie.

Paméla.

Je vous crois j’accepte les cinquante guinées. Écoutez maintenant ce que vous me forcez de vous dire.

Bonfil (à part.)

Qu’elle dise ce qu’elle voudra : je la tiens à présent.

Paméla[1].

Monsieur, je suis une pauvre servante, et vous êtes mon maître vous êtes noble, et je suis née dans une condition misérable. Mais il est, du moins, deux choses égales entre nous ; la raison et l’honneur. Jamais vous ne me ferez comprendre que vous puissiez avoir une ombre d’autorité sur mon honneur ; parce que la raison m’apprend que c’est un trésor indépendant de qui que ce soit. La noblesse du sang est un hasard heureux ; celle des actions caractérise seule le Grand. Que voulez-vous, Monsieur, que dise le monde, en vous voyant vous dégrader ainsi

  1. Sachons d’abord quelque gré à l’auteur français d’avoir substitué aux guinées de l’original, la donation, en bonne forme, d’une terre considérable. Le fond reste le même ; mais la forme est ici pour quelque chose, et l’argent comporte avec soi une idée si avilissante, à cet égard, qu’il était indispensable de l’éloigner du spectateur. Mais, d’ailleurs, que de beautés dans le discours de la Paméla italienne ! quoi ! c’est une simple servante qui parle ainsi, et qui parle à son maître, à un homme de qui elle dépend, de qui elle peut tout avoir à craindre ! qui peut la faire taire d’un mot, et la congédier sans aucun ménagement ! et il ne le fait pas, et il l’écoute avec patience ! il est accablé de la force de ses raisons, attendri par la douceur de sa voix ! il est muet ; il reste pétrifié ! Quelle est donc terrible l’éloquence de la vertu outragée ; et quel art il a fallu pour que Bonfil ne fût pas avili aux yeux du public, et pût, dans le reste de la pièce, intéresser encore, et reparaître même devant Paméla !

    La Paméla française s’exprime avec autant de noblesse que de chaleur :

    ……Voici ce que l’honneur m’inspire.
    Je sais quelle distance entre nous met le sort.
    Je suis une servante, et vous êtes un Lord.
    Heureux, riche, puissant, c’est votre destinée.
    La mienne est d’être pauvre, obscure, infortunée.
    Mais dans mon infortune et mon obscurité,
    J’ai pourtant avec vous deux points d’égalité :
    La raison, et l’honneur. Consultez l’un et l’autre,
    Pour régler ma conduite, et pour juger la vôtre.
    Vous le savez, Mylord, l’honneur est mon seul bien.
    De m’en dédommager auriez-vous le moyen !
    Quel prix m’offririez-vous, si, trahissant ma gloire,
    Je pouvais vous céder une indigne victoire !
    ....................
    Reprenez, reprenez le salaire du crime ;
    Ou si vous conservez cet espoir odieux
    Je saurai m’y soustraire et mourir à vos yeux :
    J’aurais, n’en doutez point, ce funeste courage.
    Mais vous semblez ému… ! Dieu ! quel heureux présage !
    Ai-je sur votre esprit fait quelque impression ?
    Oui, j’en crois vos regards et cette émotion.
    Vous m’aviez bien promis de m’entendre en silence.
    Je vous livre, Mylord, à votre conscience.
    Puisse l’honneur sur vous reprendre tous ses droits !
    Il parle à votre cœur ; n’étouffez point sa voix.
    Daigne le juste ciel exaucer ma prière !
    J’ose l’en conjurer… au nom de votre mère.
    Ma pensée est un fruit de ses instructions ;
    Son souvenir encor règle mes actions.
    Chère ombre que j’implore, achève ton ouvrage !
    Je dois à tes leçons mes mœurs et mon courage ;
    Achève ; et que ton fils, d’un beau remords vaincu
    Loin d’oser la flétrir, respecte la vertu.

    (Acte I, Sc. IX.)