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Comédie.

Léandre.

Je vous demande bien pardon : ma matinée entière se passe à réfléchir très-sérieusement à quelle partie de plaisir je dois, ce jour là, donner la préférence, pour le passer agréablement ici ou là.

Moliere.

Vous êtes trop modeste je sais ce que je dis.

Léandre.

Ma foi, mon ami, je veux vivre. Je ne suis pas philosophe, moi.

Moliere.

Avec plus de raison, vous goûteriez mieux la vie.

Léandre.

Comment donc ! Me prenez-vous pour un crapuleux ?

Moliere.

Vous êtes mon ami ; je vous dirai franchement. la vérité. Vous n’êtes pas le soir ce qu’on vous a vu le matin.

Léandre[1].

Je bois, n’est-ce pas ?

Moliere.

Oui ; et même un peu trop par fois.

Léandre.

Le vin m’inspire la joie.

  1. Chapelle, dont Léandre joue ici le rôle, était tel en effet que Goldoni nous le représente, Il avait de l’esprit et même des connaisances ; mais le fond de son caractère était l’insouciance et la paresse. Il sut conserver dans la bonne compagnie de son temps, cette heureuse naïveté qui fait le principal mérite du petit nombre d’ouvrages qui nous restent de lui. Il joignait à ce don de la nature, celui d’observer avec finesse les ridicules de la société. Il y puisait des scènes comiques qui’il rendait à sa ami Moliere ; il n’était pas même fâché d’avoir la réputation d’être pour quelque chose dans les travaux littéraires de son ami. Moliere se vit forcé de le menacer plus d’une fois de rompre avec lui, s’il ne s’empressait de détromper le public à cet égard.

    Quant au goût et aux habitudes de Chapelle, il faut observer qu’on ne se faisait alors aucun scrupule d’aller au cabaret, et que Boileau, Racine et La Fontaine faisaient très-souvent de ces petites parties ; et mettant de côté l’amour propre et la gloriole d’auteurs, se délassaient de leurs travaux, en vidant amicalement une bouteille. Boileau lui-même, le sévère, le moraliste Boileau, prêchant un jour Chapelle, s’enivra avec lui, tout en lui recommandant la tempérance. La muse facile de Chapelle ne manqua pas de célébrer cet évènement par le quatrain suivant :

    Ô dieux ! que j’épargne de bile
    Et d’injures au genre humain,
    Lorsque versant ta lampe d’huile,
    Je te mets le verre à la main !

    La lampe d’huile est excellente, et peint merveilleusement le caractère du talent, et la manière laborieuse de l’exact Boileau.