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Comédie.

ACTE V.


Scène PREMIÈRE

Moliere (seul.)


Quelle folie ! quel délire ! les malheureux ne sentent point le prix de la vie et s’invitent mutuellement à l’abréger, en buvant à qui mieux mieux. Triste humanité assez de fléaux déjà n’ont-ils point conjuré ta perte, sans que l’intempérance des hommes en crée tous les jours de nouveaux ? Les procédés de la chimie savent extraire du poison même un baume salutaire, et ces insensés ne tirent d’une liqueur naturellement bienfaisante, qu’un poison qui brûle leur sein. Que Léandre, que le Comte boivent autant qu’ils le jugeront à propos : mais j’ai dû me soustraire au spectacle de leur honte, et m’épargner leurs altercations[1]. Car, introduit par tous les canaux, et agissant sur toutes les fibres, le vin monte bientôt à la région des esprits les plus subtils il les surcharge d’atômes épais et grossiers, exalte le cerveau

  1. Moliere avait une prédilection particulière pour Lucrèce, non qu’il adoptât son matérialisme, ou les principes erronés d’une physique démontrée fausse depuis si long-temps ; mais il admirait des morceaux pleins de force et d’énergie, des traits sublimes, et un style digne, en général, des objets que chante le Poëte. L’auteur du Misanthrope avait fait une traduction de Lucrèce ; et ce qui prouve la justesse de son goût, comme l’observe judicieusement M. de la Harpe, c’est qu’il n’avait traduit en vers que ce qui était susceptible de l’être avec succès, et qu’il avait renvoyé à la prose les détails arides de la physique.

    Ce que Moliere dit ici des causes physiques de l’ivresse, nous paraît emprunté de cet endroit du troisième livre de Lucrèce : Denique, cur hominem, cùm vini vis penetravit acris…, etc.

     « Des vapeurs de Bacchus quand mes sens sont épris,
    » Lorsqu’il répand ses feux dans mes veines brûlantes,
    » Pourquoi, lourd, affaissé, les jambes défaillantes,
    » Sens-je flotter mes yeux, ma langue s’épaissir,
    » Et par degrés, enfin, ma raison s’obscurcir ?
    » Pourquoi ces longs sanglots exhalés de ma bouche,
    » Ces cris, ces mots coufus, ce courage farouche
    » Qui, malgré moi, m’entraîne à chercher les combats !
    » Bacchus, je le vois trop ; esclave dans tes bras,
    » Aussi bien que un corps, mon ame est enchaînée, etc.

    (M. le Blanc.)