Page:Goldsmith - Le Vicaire.djvu/6

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une idée, tant on suppose que l’intelligence du lecteur serait en peine de lutter contre deux idées à la fois ; on multiplie les pages, on épaissit les cahiers, on le bourre de faux titres et d’épigraphes ; on apparaît enfin au jour, à mille reflets de la publicité, poëte dans l’affiche, poëte dans l’annonce, poëte dans le feuilleton, poëte d’album, poëte de salon, poëte d’académie, poëte partout, si ce n’est dans le livre, et de l’aveu de tous, si ce n’est de l’aveu du génie et de la nature. Nonobstant cela, on est poëte ; on signe Charles, Isidore, Annibal le poëte, on sommeille sur un oreiller de poëte ; on se plaint d’être trop poëte pour pouvoir goûter le tranquille repos d’un simple particulier ; un journal complaisant vous appelle le poëte, et le sobriquet vous en reste. Le poëte n’a plus dès lors qu’à se livrer au cours facile de sa destinée ; il aspire à la croix, on le décore ; au fauteuil, il s’y assied. Jamais le cœur du traître n’a palpité au trouble d’un sentiment profond ; jamais sa flasque et monotone abondance ne l’a communiqué à personne. Qu’importe ? il est poëte, poëte licencié, poëte immatriculé, poëte profès, le poëte d’une coterie, le poëte des gens qui croient aux réputations polytypées, le poëte du vulgaire.

Il y a un autre poëte, homme ingénu, mais sensible, inventif et créateur, qui sait à peine ce que c’est que poëte et poésie, qui n’apprend pas la poésie, mais qui la devine, et dont la vie entière est un poëme spontané. Celui-là étudie moins qu’il ne sent, et sent plus qu’il ne produit. Sa production, c’est sa pensée, sa pensée c’est son existence, qui n’a rien de commun avec la pensée, avec l’existence des autres. Pour lui,