Page:Goncourt - Germinie Lacerteux, 1889.djvu/228

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l’arrêtait longuement. Elle épelait les vieux arrêtés de tirage de loterie placardés au fond d’un cabaret, les annonces de gloria, les inscriptions portant en lettres jaunes : Vin nouveau, pur sang, 70 centimes. Elle regardait un quart d’heure une arrière-salle où étaient un homme en blouse assis sur un tabouret devant une table, un tuyau de poêle, une ardoise et deux plateaux noirs au mur. Son regard fixe et perdu allait, au travers d’une buée rousse, à des silhouettes troubles de choumaques penchés sur leurs établis. Il tombait et s’oubliait sur un comptoir qu’on lavait, sur deux mains qui comptaient les sous de la journée, sur un entonnoir qu’on récurait, sur un broc qu’on passait au grès. Elle ne pensait plus. Elle demeurait là, clouée et faiblissante, sentant son cœur s’en aller de la fatigue d’être sur ses pieds, ne voyant plus que dans une sorte d’évanouissement, n’entendant plus que dans un bourdonnement les fiacres emboués roulant sur le boulevard mou, prête à tomber et forcée par instants de s’étayer de l’épaule aux murs.

Dans l’état d’ébranlement et de maladie où elle était, avec cette demi-hallucination du vertige qui la rendait si peureuse de passer la Seine et la faisait se cramponner aux balustrades des ponts, il arrivait que certains soirs, lorsqu’il pleuvait, ces défaillances qu’elle avait sur le boulevard extérieur prenaient les terreurs d’un cauchemar. Quand la flamme des réverbères, tremblante dans une vapeur d’eau, allongeait et balançait, comme dans le mi-