Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/216

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de la grande place, debout toute la journée, penché sur le radotage d’un antique violon.

Là, dans la salle à manger d’hiver, Edmond a vu notre grand-père, le député du Bassigny en Barrois, à la Constituante, un petit vieillard bredouillant des jurons dans sa bouche édentée, et perpétuellement fumant une pipe éteinte, qu’il rallumait à chaque instant avec un charbon saisi au bout de petites pincettes d’argent, — une canne sur sa chaise à côté de lui. Un rude homme, qui n’avait pas eu toujours sa canne sur sa chaise, et qui, dans son château de Sommérecourt, dont il fatiguait la cantonade des colères de sa voix, avait façonné et formé, à coups de canne, une domesticité, qu’il avait trouvé le moyen de s’attacher ainsi. La vieille Marie-Jeanne remémore encore avec un ressouvenir affectueux et tendre les coups de canne distribués aux uns et aux autres. Elle-même n’a nullement gardé rancune d’avoir été, sur les ordres de notre grand-père, plusieurs fois plongée dans la pièce d’eau, pour lui rafraîchir le sang, quand elle éprouvait la tentation de se marier. Après tout, en ce temps, ces coups de canne étaient considérés comme une familiarité du maître à l’endroit du valet, et devenaient un lien entre eux. Du reste, un chef de famille pas commode ; notre père qui était chef d’escadron à vingt-cinq ans et qui passait pour un vrai casse-cou parmi ses camarades de la Grande Armée, racontait qu’il lui arrivait de garder dans sa poche, huit ou dix jours, une lettre de son père, avant d’oser l’ouvrir.