Page:Goncourt - Journal, t1, 1891.djvu/79

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— L’humanité a tout trouvé à l’état sauvage : les animaux, les fruits, l’amour.

— Nous sommes le siècle des chefs-d’œuvre de l’irrespect.

Mai. — Fantaisie écrite en chemin de fer, la nuit, en allant à Bordeaux. — Quand au bout, tout au bout de la voie ferrée, un œil rouge s’éveille et que la locomotive, dévorant l’espace, apparaît, du milieu de la colline, de grands ossements se dressent, s’ajustent et descendent lentement jusqu’à la barrière, formant une longue file de squelettes de vieux chevaux… Ils regardent lentement, de leurs orbites vides, la locomotive qui n’est plus qu’une étincelle de braise dans le lointain. Puis ils se mettent à galoper, suivant de loin la locomotive et faisant un grand bruit de leurs ossements qui cliquettent. Et sur ces chevaux sautant de l’un à l’autre, voltigeant comme un clown de Franconi, galope Conquiaud, le gars qui s’est noyé en menant boire le poulain du maire. Il porte, attaché au chapelet d’os de son cou, un seau de fer rempli de graisse, et en glisse dans les jointures de ce troupeau de chevaux-squelettes, au milieu de mille cabrioles. Ils vont ainsi galopant toute la nuit, et le squelette de Conquiaud après eux, avec son seau de fer au cou. Puis, quand le premier coq chante, la file remonte lentement la colline, et arrivé au sommet, le squelette de l’un après l’autre apparaît immense sur le ciel qui s’éclaire, puis le dernier de tous,