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Page:Goncourt - Journal, t2, 1891.djvu/230

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Il me semblait qu’il y avait eu une grande bataille aux environs, et la maison de Balzac était quelque chose comme le quartier général. Cela m’était dit non par la vue de soldats, mais par ces révélations qu’on tire du fond de soi-même dans les rêves. Toutefois, je me rappelle que j’avais aperçu des faisceaux d’armes dans la cour, et qu’il y avait, dans la pièce où j’attendais, étendues par terre, des cartes militaires.

Balzac arrivait avec la taille massive et la figure monacale de ses portraits. Il portait le costume d’un aumônier d’armée en campagne. Je savais ne l’avoir jamais vu, et il me recevait comme une connaissance. Je lui racontai mon roman, et remarquai chez lui un grand dégoût, quand je l’entretenais d’hystérie…

Puis tout à coup, brusquement, comme cela a lieu dans les songes, j’oubliai ce qui m’amenait, et je lui parlai de ses livres, l’interrogeant sur ce qu’il faisait alors. Dans mon rêve, il était sourd. J’étais obligé de lui crier aux oreilles, et comme les sourds, il parlait si bas, si bas, que je n’entendais qu’une partie de ses réponses. Je lui demandais, si ses romans militaires étaient terminés ? Il me fit un signe de tête négatif, ajoutant : « Non, non… ah ! mon gaillard, je sais à quoi vous faites allusion ! » Et je compris qu’il parlait des maisons de prostitution de la route de Vincennes : « Eh bien ! je les ai vues… mais je n’y ai pas vécu, je n’y ai pas vécu ! » reprit-il tristement.