Page:Goncourt - Journal, t2, 1891.djvu/35

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ses jarrets, danse à son tour le Pas du créancier, et la soirée se termine par des chants bohèmes, des mélodies farouches dont le prince Radziwill jette merveilleusement la note stridente.

30 mars. — Au quatrième, no 2, rue Racine. Un petit monsieur, fait comme tout le monde, nous ouvre, dit en souriant : « Messieurs de Goncourt ! » pousse une porte, et nous sommes dans une très grande pièce, une sorte d’atelier.

Contre la fenêtre du fond, par où vient un jour crépusculaire de cinq heures, et à contre-jour, se tient une ombre grise sur cette lumière pâle, une femme qui ne se lève pas, reste immobile à notre salut de corps et de paroles. Cette ombre assise, à l’air ensommeillé, est Mme Sand, et l’homme qui nous a ouvert est le graveur Manceau. Mme Sand a un aspect automatique. Elle parle d’une voix monotone et mécanique qui ne monte, ni ne descend, ni ne s’anime. Dans son attitude, il y a une gravité, une placidité, quelque chose du demi-endormement d’un ruminant. Et des gestes lents, lents, des gestes, pour ainsi dire, de somnambule, des gestes au bout desquels on voit incessamment — et toujours avec les mêmes mouvements méthodiques — le frottement d’une allumette de cire jeter une petite flamme, et une cigarette s’allumer aux lèvres de la femme.

Mme Sand a été fort aimable, fort élogieuse pour nous, mais avec une enfance d’idées, une platitude d’expressions, une bonhomie morne qui fait froid