Page:Goncourt - Journal, t7, 1894.djvu/150

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seulement pour le docteur, un moyen d’arriver à la connaissance complète de l’être qu’il traitait.

Samedi 14 août. — À Saint-Gratien, ce soir, au billard, le commandant Riffaut parlait de la campagne de 1870, d’une sortie désespérée qu’ils avaient tentée, au nombre de 2 500, de Balan, et de leur refoulement dans la petite ville, — lui faisant le coup de feu comme un simple soldat, et de si près, qu’il entendait les injures des officiers bavarois, frappant leurs soldats de coups de plat de sabre, et cela aux côtés de son chef de bataillon, ramené les reins cassés dans une brouette, au milieu de la plus épouvantable grêle d’obus, dont l’un ouvrait le ventre du général Guyot de Lesparre. Et il nous fait un terrible tableau de cette petite ville, engorgée de troupes, où le bombardement tuait du monde à droite, à gauche, de tous côtés, et où les maisons s’emplissaient de mourants et de pillards.

Enfin brisé de fatigue et mourant de faim, un habitant le suppliait de coucher dans sa maison, pour la préserver contre le pillage, et là, dans une petite chambre d’en haut, en tête à tête avec un gigot et une bouteille de vin cachetée, il faisait à travers les cris des blessés qu’on amputait au-dessous, il faisait le meilleur et le plus égoïste dîner. Et il dit : « Il y a des moments féroces, où il n’y a plus d’humanité dans l’homme ; il n’est plus qu’une bête qui a faim et soif ! »