Page:Goncourt - Journal, t8, 1895.djvu/174

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la tête penchée sur ses pieds dans leurs bottines de feutre, Daudet laisse échapper : « Dire que toutes les nuits, je rêve que je marche… que je marche sur des plages, où les gens me disent : “Comme vous marchez bien sur les cailloux…” » Et le réveil… Ah ! le réveil, c’est horrible ! »

Vendredi 25 juillet. — Ce soir Daudet parle avec une exaltation un peu fiévreuse, et comme d’un souvenir passionnant, d’un voyage de trois semaines en mer, qu’il avait fait autour de la Corse, dans une goëlette de la douane. Il avait dîné la veille chez Pozzo di Borgo. On s’était grisé, on avait lutté, et dans la lutte, il s’était foulé un pied, mais il se faisait porter en bateau par deux marins, et quittait tout heureux, un soir de mardi-gras, la plage pleine de lumière et de cris de carnaval, pour aller à une mauvaise mer, au danger, à l’inconnu. Et dans ce bâtiment, où il avait pour coucher avec le capitaine, un espace grand comme le canapé où nous sommes assis, il parle de son bien-être moral, tout le temps que dura la traversée. Il parle de siestes au grand soleil sur les écueils, où tout le monde se séchait à plat, comme des cloportes sous un pot de fleur. Il parle de bouillabaisses mangées sur des côtes sauvages, où le feu fait avec des lentisques et des branches de genévrier donnait un goût inoubliable au poisson. Et dans l’évocation de ce voyage, il se soulève de son