Page:Goncourt - Journal, t8, 1895.djvu/273

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à toutes les heures, œil renfermant de l’inconnu, œil inquiétant, quand il vous observe et vous scrute.

Mercredi 12 août. — J’étais en train de travailler, quand Groult a fait irruption chez moi, et malgré ma résistance, m’a emmené chez lui, pour voir son Turner.

Eh bien, cette demi-journée perdue, je ne la regrette pas, car ce tableau est un des dix tableaux qui ont donné à mes yeux la grande joie, car ce Turner, c’est de l’or en fusion, avec dans cet or une dissolution de pourpre. Un tableau devant lequel est tombé en extase le peintre Moreau, qui ne connaissait pas même Turner de nom. Ah ! cette Salute, ce palais des Doges, cette mer, ce ciel aux transparences roses d’une amalgatolithe : tout cela comme vu dans une apothéose de pierres précieuses ; et de la couleur, par larmes, par coulées, par congélations, telles qu’on en voit sur les flancs des poteries de l’extrême Orient. Pour moi c’est un tableau qui a l’air peint par un Rembrandt, né dans l’Inde.

Et la beauté de ce tableau est faite de ce qui n’est prêché dans aucun bouquin théorique : elle est faite de l’emportement, du tartouillage, de l’outrance de la cuisine, de cette cuisine, je le répète, qui est toute la peinture des grands peintres qui se nomment Rembrandt, Rubens, Vélasquez, le Tintoret.