Page:Goncourt - Journal, t9, 1896.djvu/57

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il était arrivé avec très peu d’argent, et sans la connaissance de qui que ce soit, et où, au bout de peu de jours, il était tombé dans de la misère noire. Dans sa débine, il s’était imaginé de faire quelques dessins de femmes et d’amours — des réminiscences de l’École des Beaux-Arts — et les avait portés, dans la semaine qui précédait Noël, à un journal illustré. Les dessins avaient plu au directeur, qui lui en avait demandé deux, et le lendemain, avec les quelques livres qu’il recevait, il courait de suite à une taverne, mettre un peu de viande dans son estomac. Le directeur s’éprenait de lui, et l’invitait quelquefois à dîner, et le retenait à causer, à regarder des images et des bibelots, si bien que tout à coup, ses yeux regardant la pendule, il s’écriait : « Ah vraiment, je vous ai fait rester trop tard, vous ne trouverez plus d’omnibus ! » Et l’Anglais demeurait au diable de Crystal Palace, près duquel gîtait Carrière, qui répondait imperturbablement : « Oh, je prendrai un cab à la petite place de voitures, qui est à côté. » Et il revenait à pied, et rentrait chez lui, tant c’était loin, à quatre heures du matin… « Ce qui m’a sauvé, jette-t-il, en manière de péroraison, c’est qu’il y avait chez moi, dans ma jeunesse, beaucoup d’animalité, de force animale. »

Il me confessait qu’à Londres, il avait eu, tout le temps, un sentiment d’effroi du silence des foules.

Comme je lui parle du travail laborieux de son pinceau sur mon front, il me dit : « Quand je fais