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une jolie chambre, un ange priait à mon chevet.

— Tiens, tiens, quel charmant réveil. En effet, j’oubliais de te parler d’une personne qui ne doit pas t’être indifférente, car enfin, on ne va pas à la guerre sans qu’il en coûte. Demeurer trois mois sous le même toit qu’une aussi jolie femme que Melle Auricourt cela doit faire impression sur un cœur de vingt et un ans. Allons, ne rougis pas ainsi, avoue plutôt.

— Que veux-tu que j’avoue ?

— Mais, diantre ! que tu es amoureux. Allons, ne fais pas de mystère à ton ami ; raconte-moi bien vite où tu en es rendu. Voyons, est-ce dans les allées du jardin que tu lui as fait ta déclaration.

Trêve de railleries, mon cher Félix.

— Morbleu, je ne raille pas, je veux tout savoir. Allons, exécute-toi.

— En bien ! puisque tu y tiens, je vais te confier que j’aime en effet Melle Auricourt, mais aucune déclaration ne lui a été faite de ma part, et je l’ai laissée avec la ferme résolution de ne jamais lui avouer ce que j’éprouve, puisqu’elle ne répondra pas aux sentiments qu’elle a su m’inspirer.

— Mais qui peut te donner cette certitude ? On m’a dit que Melle Auricourt n’avait épargné aucune fatigue pour toi.

— Oui, tant que je fus aux portes du tombeau, elle ne me laissa pas un seul instant, c’était un devoir que par grandeur d’âme, elle se croyait obligée de remplir. Mais du moment qu’elle eut la certitude que j’étais hors de danger, sa conduite changea immédiatement. Elle devait savoir alors combien elle m’était chère, elle ne voulait pas me laisser dans une espérance qui devait être vaine, je ne la vis plus qu’à de longs intervalles. Ses manières d’une froideur glaciale me disaient assez que je ne devais plus penser à elle. Félix, tu ne sais pas ce que c’est que d’aimer sans espoir. Cela rend injuste et nous fait oublier la reconnaissance due au dévouement de la plus noble des femmes. Croirais-tu que je suis assez ingrat de lui en vouloir de ne m’avoir pas laissé mourir et de lui reprocher toutes les attentions qu’elle a eues pour moi. Félix, je crois que je suis destiné à toujours souffrir par ce que j’ai de plus cher au monde. Il n’y a que l’amitié que je porte au général et à toi qui ne m’ait causé aucun regret.

— Et j’espère qu’il en sera toujours ainsi, Robert, cependant, laisse-moi te dire que tu renonces trop vite, à l’espoir d’être aimé de Melle Auricourt. Qui sait, peut-être ignore-t-elle ce que tu ressens pour elle. Bien des chagrins seraient épargnés si l’on savait quel est le cœur qui bat pour nous. Chez les femmes, presque toujours un sourire cache les larmes d’un amour ignoré. Qui sait si cette froideur dont tu parles, n’est pas causée par la certitude où elle est de la parfaite indifférence à son égard.

Toujours, on a vu la femme aimer celui à qui elle a fait du bien, comme elle détestera le malheureux qu’elle a fait souffrir. Pourquoi en veut-elle à ce dernier, c’est un mystère que je ne puis approfondir. Mais, Robert pourquoi mademoiselle Auricourt se serait-elle montrée tout à coup si distante ? Si elle n’avait eu aucun intérêt pour toi, la jeune fille serait demeurée la même.

Non, Félix, Géraldine ne pouvait ignorer que je l’aimais, car tout en moi trahissait mes sentiments lorsque je l’apercevais ; tout, jusqu’à la tristesse que je ne pouvais cacher lorsqu’elle me quittait ; mademoiselle Auricourt n’est pas une de ces femmes coquettes et frivoles, qui prennent plaisir à connaître jusqu’à quel point peut aller leur empire, aux dépens du bonheur de celui qui en est épris. Géraldine a agi, entrainée par la sensibilité de sa nature, ne m’aimant pas, elle a fait tout son possible pour m’éloigner d’elle.

N’importe Robert, tout cela ne peut me convaincre, suis mes conseils, ne prends pas le malheur autant à cœur, je suis sûr que l’avenir prouvera que j’avais raison et que vous finirez tous deux par vous entendre ; car morbleu, à quoi prétend cette jeune fille, si les qualités du cœur et un physique attrayant ne sont comptés pour rien ? serait-ce la fortune qu’elle met au-dessus de tout cela ?

Félix ne la rabaisse pas à ce point.

Géraldine a trop de désintéressement pour chercher la richesse chez celui qu’elle choisira.

De Raincourt allait répliquer lorsque le porte s’ouvrit, un soldat entra.

Capitaine, dit-il, le général vous demande.

Je pars répondit de Raincourt prenant son chapeau et son épée.

Robert s’approcha.

Pas un mot de notre conversation au général, dit-il.

Non, je saurai garder ton secret. Attends mon retour ici, j’ai encore tant de choses à te demander, tes communications m’ont fait retarder à requérir des nouvelles d’Hortense.

Eh bien ! hâte-toi de revenir, je serai tout à toi pour elle.

Le capitaine remercia du regard et s’élança au dehors.

Il est heureux, murmura Robert, il est aimé lui.

Malgré tout ce que venait de lui dire son ami, il demeurait convaincu de son malheur.

CHAPITRE X
une page de la vie réelle.

Lorsque Géraldine entendit le roulement de la voiture qui emportait Robert, de chaudes larmes inondèrent ses joues pâlies tandis qu’elle appuyait son front brulant sur les verres de sa fenêtre et cherchait encore du regard celui qui venait de disparaître.

Combien d’amers regrets remplirent son cœur. Elle demeura là longtemps à repasser dans sa mémoire, ses souvenirs les plus chers.

Il y a certaines organisations trop sensitives qui aiment à augmenter leur chagrin en se rappelant leur bonheur passé. Mademoiselle Auricourt était de ce nombre : Ayant été élevée seule sans frères ni sœurs, il était arrivé ce qui est souvent le cas chez les enfants uniques ; son imagination avait muri avant l’âge. Quoique Géraldine fut bien gaie, son père l’avait souvent surprise abimée dans de profondes méditations. Avec un esprit ardent, la jeune fille s’était souvent fait un monde de chimères. On comprend ce qu’elle devait éprouver, aujourd’hui devant une véritable peine.

Un instant, elle se demandait si elle n’avait pas été