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vive et alerte, sur tous ses traits se lisait la joie.

— Comme vous voilà joyeux, lui dit Montcalm, sans doute, vous avez une bonne nouvelle à m’apprendre.

Robert serra fortement la main que le général lui tendait.

— Oui, répondit-il, votre bonté me commande de vous confier ce que je vous ai caché jusqu’ici.

— Alors ce ne sera qu’en chemin, car j’ai promis de me rendre à la réunion que les amis de M. d’Estimauville lui donnent ce soir pour fêter sa vie de garçon, c’est demain qu’il dit adieu à la vie de bachelier, il choisit une charmante personne ; il a mis entièrement les intérêts de côté.

Mlle  Simard ne lui apporte aucune dot ! fit M. de Bourlamaque.

— Il n’en sera pas moins heureux pour cela, pour moi, je ne l’en estime que davantage, un tel désintéressement se rencontre rarement de nos jours.

En parlant ainsi, le général avait pris son chapeau et mis son pardessus.

— Allez-vous demeurer ici, Bourlamaque, fit-il.

— Oui, général, jusqu’à votre retour.

Durant le trajet, Robert raconta à Montcalm ce que nous savons.

— Comment, s’écria le général, lorsque Robert eut terminé, ai-je été assez imbécile pour ne pas deviner qu’avec un cœur comme le vôtre, vous ne pourriez demeurer trois mois sous le même toit que Mlle Auricourt sans l’aimer, et moi qui me creusais la tête pour vous trouver une personne qui put dissiper vos chagrins, tandis que c’était précisément cette personne qui en était cause.

Tout en parlant ainsi, ils étaient arrivés à la rue St. Louis, qui était le but de leur marche. Ils frappèrent à la porte de la première maison. On vint ouvrir, un rayon de lumière filtra au dehors, tandis que de bruyants éclats de rires partaient du dedans. Montcalm et son compagnon entrèrent.

C’est là que nous allons retrouver réunis les jeunes critiques du bal du gouverneur ; qui en ce moment sont tous absorbés dans une discussion sur le mérite des femmes auteurs.

— Moi, disait M. de Beaumont, je déteste les femmes qui écrivent, en affichant ainsi les talents qu’elles peuvent avoir, il me semble qu’elles sortent complètement de leur rôle, mon opinion est que la femme doit demeurer dans l’ombre : je suis tout-à fait anglais à ce sujet.

— Et tout-à-fait entier dans vos idées, reprit M. d’Estimauville, selon vous les talents intellectuels ne peuvent être qu’un défaut apporté aux qualités de celle que vous choisissez pour être la mère de vos enfants.

— Je ne choisirai jamais une femme auteur, dont le seul but est de briller, pour elle, son intérieur est complètement oublié.

Parbleu, en cela je ne pourrais vous blâmer, si la femme qui écrit ne peut être autrement, mais n’admettez-vous pas qu’il y ait des exceptions ?

Ah ! les exceptions, fit Louis en riant, voilà ce qui m’a toujours fait détester la grammaire, je ne puis les souffrir.

Il y eut un moment d’hilarité ; mais M. d’Estimauville ne se déconcerta pas ; il voulait gagner la cause qu’il avait commencé à plaider.

— Blâmeriez-vous, dit-il, la femme qui n’écrit que dans ses moments de loisir, non pour acquérir la renommée, mais uniquement parce que c’est pour elle un délassement de l’esprit ?

— Dans ce cas, reprit Louis, la femme d’un esprit supérieur ne se pliera jamais.

— Vous vous trompez, mon cher, la femme véritablement intelligente, sera celle qui comprendra le mieux que le premier et le seul but de sa vie, doit être de faire le bonheur de son mari et de ses enfants, ne croyez pas que pour laisser son nom à la postérité, elle négligerait ceux qui lui sont si chers, et comment pourrait-on expliquer cela autrement si les facultés morales les plus élevées, que Dieu nous a données, et qui nous le font connaître, ne nous faisaient acquérir la sagesse ; à quoi donc serviraient-elles ? Croyez-vous que celle qui rêve et décrit le bonheur, ici-bas, sera celle qui par sa propre faute s’en éloignera le plus. Ceci serait tout à fait hors de logique. Que trouvez-vous donc à blâmer dans une imagination vive. Pourquoi celle qui a des idées générales et qui vous montre ce que vous avez vous-même éprouvé, mais que vous n’auriez pu définir, serait moins capable d’acquiescer à nos désirs, que la femme timide et cachée qui garde en elle-même toutes ses impressions. Certainement la principale qualité que je chercherais chez une femme ne serait pas les talents ; mais s’ils se trouvaient joints aux autres, je ne pourrais que m’en féliciter et je m’estimerais heureux de les rencontrer chez celle que j’aurais choisie.

— Bon avec ton imagination romanesque qui fleurit tout, tu vas finir par nous faire adopter tes idées.

— Et c’est le bon moment de les prendre M. Duval, ajouta le général en s’avançant. M. d’Estimauville ne se contente pas de dire, je choisirai, il a choisi et vous donne le bon exemple, il ne veut pas qu’on le décore du vilain nom de vieux garçon.

Chacun s’était levé pour saluer le marquis.

— Mais vous ne calculez pas, général, reprit Louis, que s’il n’y en avait pas quelques-uns de mon espèce, les hommes de mérites comme M. d’Estimauville ne pourraient être appréciés à leur juste valeur.

— C’est vrai, mais j’aimerais mieux que vous ne fussiez pas un de ceux qui sont destinés à faire briller leur voisin, car enfin celui qui se bat, comme vous l’avez fait à William Henry, doit avoir à cœur de laisser, après lui à sa patrie, des enfants, pour perpétuer sa mémoire et servir comme leur père, leur roi et la France.

Après cet éloge, Louis ne put faire autrement que de s’avouer vaincu et de reconnaître qu’il avait tort.

Une magnifique table était servie, l’on avait attendu le général ; alors chacun y prit place. Cependant, un siège demeurait vacant. Louis en fit la remarque à M. d’Estimauville.

— C’est de Blois qui manque, répondit ce dernier, vous savez que depuis le bal du gouverneur, il est très assidu auprès de Mademoiselle de Montfort, je suppose que c’est chez elle qu’il est retenu ce soir.

— Quel drôle de garçon, reprit Louis, il poursuit son but avec une persévérance digne d’un meilleur sort. Mlle de Montfort est d’une excentricité tout à fait crâne, figurez-vous qu’elle ne veut épouser qu’un héros, et ce pauvre de Blois qui est d’un caractère bien placide, court une grande chance d’être longtemps avant d’en être un, mais il est juste qu’il se tracasse un peu l’esprit pour gagner une fortune.