Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/10

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mais il pouvait se livrer à la jouissance du repos, aux plaisirs du cabaret sordide, et il était satisfait.

Les jours de fête, on dormait jusque vers dix heures du matin ; puis les gens sérieux et mariés revêtaient leurs meilleurs habits et s’en allaient à la messe, reprochant aux jeunes gens leur indifférence en matière religieuse. Au retour de l’église, on mangeait des pâtés, ensuite on se couchait de nouveau jusqu’au soir.

La fatigue amassée pendant de longues années enlevait l’appétit ; afin de pouvoir manger, il fallait boire beaucoup, exciter l’estomac indolent par les brûlures aiguës de l’alcool.

Le soir venu, on se promenait paresseusement dans les rues ; ceux qui possédaient des caoutchoucs les mettaient lors même qu’il faisait sec ; ceux qui avaient un parapluie le prenaient, même par un beau soleil. Il n’est pas donné à tout le monde d’avoir des caoutchoucs et un parapluie, mais chacun désire surpasser son voisin, d’une manière ou de l’autre.

Quand on se rencontrait, on s’entretenait de la fabrique, des machines, on invectivait les contremaîtres. Les paroles et les pensées ne se rapportaient qu’à des choses liées au travail. L’intelligence malhabile et impuissante ne jetait que de solitaires étincelles, qu’une faible lueur dans la monotonie des jours. En rentrant, les maris cherchaient querelle aux femmes et les battaient souvent, sans épargner leurs forces. Les jeunes gens restaient au cabaret ou organisaient de petites soirées chez l’un ou chez l’autre, jouaient de l’accordéon, chantaient des chansons stupides et ignobles, dansaient, se racontaient des histoires obscènes et buvaient avec excès. Exténués par le travail, ces hommes s’enivraient facilement et dans chaque poitrine se développait une surexcitation maladive, incompréhensible, qui voulait une issue. Alors, pour n’importe quel prétexte, ils s’attaquaient mutuellement avec une irritation de fauves. Il se produisait des rixes sanglantes.

Dans les relations des ouvriers entre eux, ce même sentiment d’animosité aux aguets dominait ; il était aussi invétéré que la fatigue des muscles. Ces êtres naissaient avec cette maladie de l’âme, héritage de leurs pères ; et comme une ombre noire, elle les accompagnait