Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/111

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toujours la légende du triomphe de toutes les créatures de la terre revenait dans ses discours. Et, aux yeux de la mère, cette légende éclairait le sens de la vie et du travail entrepris par son fils et par ses camarades.

— Et quand je reviens à moi… continua le Petit-Russien, secouant la tête et laissant tomber les bras… quand je regarde autour de moi… je vois que tout est froid et sale ! Les hommes sont las, irrités, leur vie est souillée, fripée…

Il s’arrêta devant Pélaguée, puis, hochant la tête, il continua d’une voix basse et triste, le regard voilé de chagrin :

— C’est humiliant… on ne peut plus croire en l’homme, il faut même le craindre et le haïr ! L’homme se dédouble, la vie le coupe en deux. On voudrait pouvoir aimer seulement ; comment serait-ce possible ? Comment pardonner à celui qui se précipite sur vous comme une bête féroce, qui ne veut pas reconnaître en vous une âme vivante, qui frappe votre visage humain ? Il est impossible de lui pardonner. Ce n’est pas à cause de moi, je supporterais tous les outrages s’il ne s’agissait que de moi, mais je ne veux pas avoir de connivences avec les oppresseurs ; je ne veux pas qu’ils se servent de mon dos pour apprendre à battre les autres…

Une froide lueur brillait dans ses yeux ; il penchait la tête d’un air obstiné et parlait avec plus de fermeté.

— Je ne dois pardonner aucune chose mauvaise, même si elle ne me nuit pas. Je ne suis pas seul sur la terre ! Admettons qu’aujourd’hui je me laisse insulter sans répondre à l’injure ; j’en rirai peut-être, car elle ne me blesse pas… mais demain l’insulteur qui a essayé sa force sur moi tentera d’écorcher quelque autre… Et voilà pourquoi il ne faut pas considérer les gens tous de la même manière ; il faut retenir son cœur, voir qui sont les ennemis et qui sont les amis… C’est juste, mais ce n’est pas réjouissant !

Sans savoir pourquoi, la mère pensa à Sachenka et à l’officier. Elle dit en soupirant :

— Comment peut-on faire du pain avec du blé qui n’est pas semé ?…

— Voilà le malheur ! s’écria le Petit-Russien. Il faut