Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/12

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la vie, ces gens considéraient toutes les transformations possibles comme propres seulement à rendre leur joug encore plus lourd.

Résignés, ils faisaient le vide autour de ceux qui prononçaient des paroles étranges. Alors ceux-ci disparaissaient on ne sait où ; s’ils restaient à la fabrique, ils vivaient à l’écart, n’arrivant pas à se fondre dans la foule uniforme des ouvriers.

Après avoir vécu ainsi une cinquantaine d’années, l’homme mourait.


II

C’est ainsi que vivait le serrurier Mikhaïl Vlassov, homme sombre, aux petits yeux méfiants et mauvais, abrités sous d’épais sourcils. C’était le meilleur serrurier de la fabrique et l’hercule du faubourg. Mais il était grossier envers ses chefs ; c’était pourquoi il gagnait peu ; chaque dimanche, il rossait quelqu’un ; tout le monde le craignait, personne ne l’aimait. À plusieurs reprises, on avait tenté de le rouer de coups, mais sans y parvenir. Quand Vlassov prévoyait une agression, il saisissait une pierre, une planche, un morceau de fer, et, solidement planté sur ses jambes écartées, attendait l’ennemi en silence. Son visage couvert depuis les yeux jusqu’au cou d’une barbe noire, ses mains velues excitaient la terreur générale. On avait surtout peur de ses yeux, perçants et aigus, qui vrillaient les gens comme une pointe d’acier ; quand on rencontrait leur regard, on se sentait en présence d’une force sauvage, inaccessible à la crainte, prête à frapper sans pitié.

— Eh donc ! allez-vous-en, canailles ! disait-il sourdement.

Dans l’épaisse toison de son visage, ses grosses dents jaunes brillaient, féroces. Ses adversaires reculaient tout en l’invectivant.

— Canailles ! leur criait-il encore, et ses yeux étincelaient de sarcasmes acérés comme une alène. Puis, redressant, la tête d’un air provocant, il suivait ses ennemis en criant de temps à autre :

— Eh bien, qui veut mourir ?