Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/14

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qu’il ne l’invectivait ou ne le caressait. Après le repas, si sa femme n’avait pas réussi à enlever le couvert au moment opportun, il jetait la vaisselle à terre, plaçait devant lui une bouteille d’eau-de-vie, et, le dos appuyé au mur, la bouche grande ouverte et les yeux fermés, il entonnait d’une voix sourde une chanson mélancolique. Les sons discordants s’embarrassaient dans ses moustaches, d’où tombaient des miettes de pain ; le serrurier lissait de ses gros doigts les poils de sa barbe et chantait. Les paroles de la chanson étaient incompréhensibles, traînantes, la mélodie rappelait le hurlement des loups en hiver. Il chantait tant qu’il y avait de l’eau-de-vie dans la bouteille ; puis il s’allongeait sur le banc ou posait sa tête sur la table et dormait ainsi jusqu’à l’appel de la sirène. Le chien se couchait à côté de lui.

Il mourut d’une hernie, après une longue agonie. Pendant cinq jours, noirci par la souffrance, il s’agita sans cesse dans son lit, les paupières closes, les dents grimaçantes. Parfois, il disait à sa femme :

— Donne-moi de l’arsenic… empoisonne-moi.

Elle fit venir le médecin, qui ordonna des cataplasmes, ajoutant qu’une opération était indispensable et qu’il fallait conduire le malade à l’hôpital le jour même.

— Va-t’en au diable… canaille… je mourrai bien tout seul ! répondit Vlassov.

Lorsque le docteur fut parti, sa femme en pleurs voulut l’exhorter à se soumettre à l’opération ; Mikhaïl lui déclara en la menaçant du poing :

— N’essaye pas… Si je guéris, tu le paieras cher !

Il mourut un matin, tandis que la sirène appelait les ouvriers au travail. On le coucha dans son cercueil ; il avait les sourcils froncés et la bouche ouverte. Il fut conduit à sa demeure dernière par sa femme, son fils, son chien, ainsi que par Danilo Vessoftchikov, vieux voleur ivrogne chassé de la fabrique, et par quelques miséreux du faubourg. La femme pleura un peu. Pavel avait les yeux secs. Ceux qui rencontraient le cortège funèbre s’arrêtaient et se signaient en disant :

— Sans doute, Pélaguée est bien contente de la mort de son mari.

Quelqu’un corrigea :

— Il n’est pas mort, il a crevé.