Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/141

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— Il n’est pas bien de se vanter et, pourtant, nous venons de vivre un moment d’une vie bonne, humaine, pleine d’amour ! C’est sain…

— Oui ! dit Pavel en jetant un coup d’œil sur la mère.

— Tout a changé ! répliqua-t-elle. Le chagrin est autre, la joie est autre… Je ne sais plus… je ne comprends plus ce qui me fait vivre… et je ne puis rien dire avec des paroles !

— Tout a changé !… Oui, et c’est ainsi qu’il doit en être ! déclara le Petit-Russien. C’est parce qu’un nouveau cœur se développe dans la vie, petite mère. Les cœurs sont tous brisés par la diversité des intérêts, rongés par l’avidité aveugle, mordus par l’envie, couverts de plaies et de blessures purulentes… de mensonge, de poltronnerie… Les hommes sont tous malades, ils ont peur de vivre… on dirait qu’ils errent dans le brouillard… chacun ne connaît que sa propre douleur. Mais voilà qu’il survient un homme qui éclaire la vie du feu de la raison et qui crie et appelle : Hé ! les pauvres insectes égarés ! Il est temps de comprendre que vous avez tous les mêmes intérêts, que chacun a le droit de vivre, de se développer ! Il est isolé, cet homme qui crie, et c’est pourquoi il clame à haute voix ; il lui faut des amis. Il se sent triste tout seul, il a froid. Et à son appel, tous les cœurs se joignent en un seul, par ce qu’ils ont de meilleur, formant un cœur immense, fort, profond, sensible, comme une cloche d’argent… Et voici ce qu’elle nous dit, cette cloche : Unissez-vous, hommes de tous les pays, ne formez qu’une seule famille ! C’est l’affection qui est la mère de la vie et non la haine. Frères, j’entends déjà cette cloche !

— Et moi aussi ! dit Pavel.

La mère serra ses lèvres avec force, pour les empêcher de trembler et ferma les yeux pour retenir ses larmes.

— Que je sois couché ou que je m’en aille n’importe où, j’entends cette cloche résonner partout… et j’en suis heureux. Je le sais : la terre est lasse de supporter l’injustice et la douleur, elle bruisse comme si elle répondait à la sonnerie, elle frémit doucement pour souhaiter la bienvenue au soleil nouveau qui se lève dans la poitrine de l’homme !

Pavel agita la main ; il allait parler lorsque la mère lui saisit le bras et le tira, en chuchotant :