Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/157

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

faim a dévoré les âmes, elle a effacé les traits humains ; les gens ne vivent pas, ils pourrissent dans une misère sans remède… Et les autorités font bonne garde ; comme des corbeaux, elles guettent pour voir si le paysan n’a pas un morceau de pain de trop… Quand elles en aperçoivent un, elles l’arrachent à son possesseur et le frappent au visage par-dessus le marché !…

Rybine promena son regard autour de lui ; puis il se pencha vers Pavel en appuyant sa main sur la table.

— J’ai été dégoûté, j’ai même souffert, quand j’ai revu cette vie de près… J’ai cru que je ne pourrais pas la supporter. Néanmoins, je me suis dominé ; je me suis dit : « Il ne faut pas laisser mon âme me jouer des tours ! Je resterai ici… et si je ne donne pas du pain aux paysans, je ferai du gâchis… un beau gâchis ! Je suis humilié par les gens et pour les gens… L’humiliation est plantée dans mon cœur comme un couteau »…

Le front de Rybine était couvert de sueur ; il s’approcha lentement de Pavel et lui posa la main sur l’épaule. Cette main tremblait.

— Aide-moi ! Donne-moi des livres qui ne laissent plus de repos à ceux qui les auront lus. Il faut mettre des hérissons sous le crâne des gens. Dis à ceux qui écrivent des brochures pour vous, qu’ils en composent aussi pour la campagne ! Qu’ils écrivent de manière à arroser la campagne comme avec de l’eau bouillante, pour que les cultivateurs, après les avoir lus, marchent à la mort sans murmurer !

Il tendit le bras et ajouta d’une voix sourde, en scandant les mots :

— Il faut réparer la mort par la mort… voilà ! Donc, il faut mourir pour que les gens ressuscitent. Il faut que des milliers meurent pour que des millions ressuscitent sur toute la terre ! Il est facile de mourir. Si seulement les gens ressuscitaient, si seulement ils se levaient !

La mère apporta le samovar et jeta un coup d’œil oblique à Rybine. Ses paroles vigoureuses l’accablaient. Il y avait dans cet homme quelque chose qui lui rappelait son mari : tous deux, ils découvraient les dents et retroussaient leurs manches de la même façon, avec la même irritation impatiente, mais muette. Toutefois, Rybine parlait, ce qui le rendait moins terrible.

— Oui, c’est indispensable ! dit Pavel en secouant la