Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/166

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— Comment pourrait-on retrouver le coupable ? Ce matin-là, cent personnes peut-être ont vu Isaïe, et sur ce nombre il y en a quatre-vingt-dix, sinon plus, qui l’auraient volontiers assommé… Il a assez ennuyé son prochain pendant ces sept ans…

…Le Petit-Russien changeait visiblement. Ses joues s’étaient creusées ; les paupières appesanties s’abaissaient sur ses yeux bombés et les fermaient à demi. Il souriait plus rarement ; une fine ride descendait de ses narines jusqu’aux commissures des lèvres. Il ne parlait plus autant de choses ordinaires ; en revanche, il s’enflammait souvent, en proie à un enthousiasme qui gagnait tous ses auditeurs ; il célébrait l’avenir, la fête lumineuse et merveilleuse du triomphe de la liberté et de la raison…

Quand la mort d’Isaïe parut oubliée, André dit un jour d’un ton dédaigneux et en souriant tristement :

— Pas plus qu’ils n’aiment le peuple, nos ennemis n’aiment ceux dont ils se servent comme de chiens pour nous traquer !… Ce n’est pas leur fidèle Judas qu’ils regrettent… mais leurs pièces d’argent… oui… pas autre chose !…

Et il ajouta, après un instant de silence :

— Plus je pense à cet homme, plus j’ai pitié de lui ! Je ne voulais pas qu’on le tuât, non, je ne le voulais pas !

— Assez là-dessus, André ! dit Pavel avec fermeté.

La mère ajouta à voix basse :

— On a heurté du pied un tronc pourri, et il est tombé en poussière !

— C’est vrai, mais ce n’est pas consolant ! répondit tristement le Petit-Russien.

Il répétait souvent ces paroles, qui prenaient dans sa bouche un sens amer et caustique…

…Il vint enfin ce jour si impatiemment attendu… le Premier Mai…

Comme toujours, la sirène se mit à rugir avec autorité. La mère, qui n’avait pu fermer l’œil de toute la huit, sauta à bas de son lit ; elle alluma le samovar préparé la veille, et allait frapper à la porte des deux amis, comme d’habitude ; mais elle réfléchit, laissa retomber le bras et s’assit près de la fenêtre, appuyant sa joue sur sa main, comme si elle eût mal aux dents.

Au ciel d’un bleu très pâle, des bandes de petits