Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/209

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persuadait et entraînait. Sourdes et offensées, les voix des basses grondaient…

Sophie joua longtemps. La mère était troublée. Elle aurait voulu pouvoir demander de quoi parlait cette musique qui faisait naître en elle des images indistinctes, des sentiments, des pensées sans cesse changeants. Le chagrin et l’angoisse cédaient la place à des éclairs de joie paisible ; il semblait qu’une volée d’oiseaux invisibles tournoyaient dans la chambre, frôlant le cœur de leurs ailes délicates, chantant gravement quelque chose qui provoquait instinctivement la pensée par des paroles insaisissables, encourageant le cœur par de vagues espérances, l’emplissant de force et de fraîcheur.

Pélaguée ressentait un désir ardent de dire quelque chose de bon à ses deux compagnons. Elle souriait doucement, enivrée par la musique.

Cherchant des yeux ce qu’elle pourrait bien faire, elle s’en alla à la cuisine sur la pointe des pieds, pour préparer le samovar.

Son désir d’être utile ne s’éteignit pas ; il battait dans son cœur avec une régularité obstinée ; elle servit le thé avec un sourire embarrassé et ému, comme si elle eût enveloppé son âme avec de tièdes pensées de tendresse, qu’elle partageait également entre elle et ses compagnons.

— Nous autres gens du peuple, dit-elle, nous sentons tout, mais il nous est difficile de nous exprimer, nos idées sont flottantes ; nous sommes honteux de ne pouvoir dire ce que nous comprenons. Et souvent, en conscience, nous nous irritons contre nos pensées et aussi contre ceux qui nous les suggèrent, nous nous irritons contre eux et nous les chassons. La vie est agitée ; de tous côtés, elle nous frappe et nous meurtrit ; nous voudrions nous reposer… mais les pensées réveillent l’âme et lui ordonnent de regarder…

Nicolas écoutait en hochant la tête ; il essuyait ses lunettes d’un geste saccadé ; Sophie dévisageait la mère et oubliait sa cigarette éteinte. Elle était toujours assise au piano et en caressait de temps en temps les touches. L’accord se mêlait doucement aux discours de la mère, qui se hâtait de revêtir ses sentiments de paroles sincères et simples.