Page:Gorki - La Mère, 1945.djvu/276

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visage ; ses traits calmes eurent une grimace bizarre et laide.

— C’est un grand détour ! observa la mère. Et les chevaux coûtent cher…

— Voyez-vous… reprit Nicolas, en général, je suis opposé à ces voyages. Il y a de l’agitation dans ces endroits… il y a eu des arrestations, on a enfermé un maître d’école… il faut être prudent… mieux vaudrait attendre un peu…

— Bah ! déclara la mère en souriant. Et puis vous dites qu’on ne torture pas en prison ?

Tout en pianotant sur la table, Sophie observa :

— Il est très important pour nous que la distribution des brochures et des proclamations se fasse sans interruption… Vous n’avez pas peur d’y aller, Pélaguée ? fit-elle brusquement.

La mère se sentit offensée.

— Ai-je jamais eu peur ? Même la première fois je n’étais pas effrayée… et vous…

Sans achever la phrase, elle baissa la tête. Chaque fois qu’on lui demandait si elle avait peur, si elle pouvait faire une chose ou l’autre, si c’était commode pour elle, elle sentait qu’on désirait quelque chose d’elle et que les camarades l’écartaient d’eux, la traitaient autrement qu’ils se traitaient les uns les autres.

Lorsque arrivèrent les jours des plus gros événements, elle s’effraya d’abord un peu de la rapidité des incidents, de l’abondance des émotions, mais, bientôt entraînée par l’exemple et sous l’impulsion des idées qui la dominaient, son cœur se remplit d’une ardente soif de travail. Telle était son humeur ce jour-là ; la question de Sophie lui fut donc d’autant plus désagréable.

— Il est inutile de demander si j’ai peur… ou des choses de ce genre, reprit-elle en soupirant. Pourquoi aurais-je peur ?… Ce sont ceux qui possèdent quelque chose qui ont peur… Et moi, qu’ai-je ? Mon fils seulement… J’avais peur pour lui… j’avais peur qu’on le torture, et qu’on m’en fît autant… Mais du moment qu’on ne torture pas, qu’importe le reste !

— Vous n’êtes pas fâchée contre moi ? s’écria Sophie.

— Non… Seulement, vous ne demandez jamais aux autres s’ils ont peur…

Nicolas enleva vivement ses lunettes, les remit et